Occupations des places, des ronds-points, ou des zones à défendre (ZAD), les aspirations démocratiques s’expriment souvent hors des zones habitées. Pourtant, pour Mickaël Labbé, philosophe, spécialiste d’architecture, ce sont les lieux du quotidien que nous devons nous réapproprier. Dans son premier essai, Reprendre place. Contre l’architecture du mépris (Payot), il souligne les mécanismes par lesquels l’urbain est devenu hostile et réaffirme un droit à la ville.

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En quoi la ville nous méprise-t-elle ?

La ville néolibérale a oublié de servir ses habitants. Elle est obsédée par son image, et les logiques marchandes y sont décuplées. L’espace urbain est devenu un produit qu’il s’agit de valoriser et d’exploiter, les «indésirables» - les jeunes, les SDF, les migrants - n’y ont pas droit de cité. On utilise alors les formes urbaines et l’architecture pour les faire partir : les grillages, les bancs ou les appuis ischiatiques se multiplient. Mais alors tout le monde en pâtit, pas seulement les personnes visées, et la ville devient moins vivable pour les femmes enceintes, les enfants, les personnes handicapées ou en surpoids… Une ville accueillante, au contraire, aurait des égards pour nous, elle nous donnerait la possibilité de nous reposer après une journée harassante. Cette architecture du mépris agit sur nous tous de manière inconsciente : les formes urbaines ouvertement hostiles à l’égard de certains véhiculent un modèle spatial dans lequel les rapports humains sont avant tout des rapports de défiance. Les gens sont hostiles au SDF car dans la forme même de leur ville cette hostilité est matérialisée et en quelque sorte légitimée.

Vous appliquez à la ville le concept de «reconnaissance» du philosophe Axel Honneth. Que serait une architecture reconnaissante ?

Pour Axel Honneth, la reconnaissance est le «cœur du social», c’est-à-dire que l’être humain, en tant qu’individu social, a besoin de reconnaissance pour constituer sa propre identité. Honneth évoque la matérialité de la reconnaissance, et cette piste m’a semblé stimulante pour penser notre rapport à la ville. La non-reconnaissance, ou le mépris, n’est pas comparable à une inégalité économique, ou à une injustice, au sens où l’un de vos droits serait bafoué. C’est quelque chose qui vous atteint dans la formation la plus intime de votre identité. Il n’y a pas de loi injuste, pas de policier qui viendrait vous expulser manu militari. Il n’y a qu’un banc et pourtant il y a une injustice, un message d’indésirabilité. L’architecture défensive incarne au plus haut point la figure d’un espace de non-reconnaissance. Le concept aide à penser ce type de négativité qui resterait sans cela invisible ou non explicite.

Une autre pathologie touche la ville : la privatisation des espaces, comme dans le cas de la gare du Nord.

Dans l’actualité récente, les questions de la privatisation et des partenariats public-privé ont pris une forme criante avec les projets de réaménagement de la gare du Nord ou Europacity [un géant projet d’urbanisme commercial dans le Val-d’Oise, ndlr]. Les deux projets sont très différents, les contestations sont venues de fronts divers, mais ils ont le même promoteur. Avec Europacity, celui-ci ne propose plus des zones commerciales mais des «lieux de vie», il promet une expérience partagée géniale fondée sur rien d’autre que sur le rapport marchand. On est là dans une architecture du spectacle et de la frime, un projet mutilant pour le visiteur, réduit à son identité de bobo, un cliché de consommateur urbain à qui on propose une expérience zen. Plus globalement, le développement de zones privatisées au sein des villes institue une architecture du mépris, en criminalisant tout usager potentiel. Elles réduisent celui qui les fréquente à l’état de portefeuille bien rempli ou à un ensemble de comportements suspects indésirables. Face à cela, je crois que nos villes sont aussi devenues des «villes à défendre» et que nous devons exercer un droit à la ville défensif. Nos quartiers, nos lieux de travail, de loisirs, doivent résister face aux agressions des intérêts marchands de la promotion, d’une ville obsédée par le tourisme et la valorisation de son image.

La «tourismophobie», justement, se développe dans certaines villes comme Venise, exemple extrême de la cité qu’on n’habite plus…

Ce terme désigne les réactions d’hostilité à l’égard des touristes affluant en masse dans certains quartiers. Il n’y a pas de haine de l’autre ou du touriste à Venise ou à Barcelone. Vivant à Strasbourg, je sais que les touristes font partie de la ville et de son identité. Mais sentir que la ville n’est plus faite pour nous mais seulement pour ceux qui viennent consommer hostilise les rapports. Je défends l’idée simple qu’une ville est celle qu’on habite, et que sa fabrique doit servir la vie ordinaire de ses habitants.

Qu’entendez-vous par «droit à la ville» ?

Pour le philosophe Henri Lefebvre, qui a théorisé le droit à la ville, il s’agit d’une lutte contre la production de l’espace sous la forme d’une architecture fonctionnaliste étatisée, d’une marchandise à valoriser. Et cela désigne, dans un second temps, une aspiration pour partie utopique à changer la vie en changeant la ville. Lefebvre donne très peu d’exemples concrets de ce droit à la ville positif. Il pourrait prendre de multiples formes : faire une place à l’initiative habitante lors de projets d’aménagement et la prendre réellement en compte. Quand des initiatives viennent des habitants, un jardin partagé sur une friche, pourquoi en faire uniquement des lieux éphémères ou des instruments au service de l’image de la ville ?

De nombreux projets urbains se font déjà en consultation avec les citoyens…

Henri Lefebvre est très clair là-dessus. Quand on parle de «ville démocratique», on mobilise tout le vocable de la consultation, de la participation, la co-construction… qui sont très à la mode mais qui sont des manières idéologisées de signifier l’absence de participation réelle. Le droit à la ville, ce n’est pas simplement le droit d’être consulté sur des projets largement avalisés par ailleurs, c’est participer à la production de son propre cadre de vie.

Que serait une ville démocratique ? Et quel rôle pour l’architecture ?

C’est une ville où l’on prendrait en compte la part habitante, car les lieux sont aussi ce qu’on en fait par nos vies, par notre présence. Il ne s’agit pas de dire que dans une ville démocratique les habitants construiraient eux-mêmes, qu’ils décideraient de tous les projets et qu’il n’y aurait plus de savoir architectural à mettre en œuvre. Entre les habitants et les décideurs, il y a un échelon intermédiaire qui est essentiel, c’est celui de l’architecture, et le rôle des architectes au sein du corps social. Nous avons besoin d’architectes qui renouent avec la dimension politique et sociale de leur discipline. Sans doute sont-ils dépossédés de la possibilité d’exercer, notamment parce que l’inconscient sécuritaire est devenu la norme dans tout projet. Mais ils doivent prendre leur part dans la constitution d’un droit à la ville, en arrêtant de réduire le débat architectural à des questions techniques ou esthétiques. Les architectes doivent à nouveau rendre possible le lien entre le «nous» et le «où». Les habitants n’y arriveront pas seuls.