De mieux en mieux financé, le think tank techno-libéral est plus proche que jamais du pouvoir en place. Pour la sortie de crise, il pousse un agenda très favorable aux grandes entreprises qui le soutiennent.
Un sentiment de satisfaction a rempli Franck Morel lorsqu’il a entendu, le 26 octobre, la ministre du Travail présenter le dispositif de «transition collective». Une nouvelle offre de formation professionnelle, financée par l’Etat à hauteur de 40 à 75%, visant à reconvertir des salariés dont l’emploi est menacé vers des qualifications porteuses localement. Avocat en droit du travail au cabinet Flichy Grangé, Franck Morel, qui conseille des entreprises, a reconnu dans cette nouveauté la proposition qu’il avait lancée un mois plus tôt dans une note rédigée pour l’Institut Montaigne, le «think tank» d’orientation libérale. «Je ne crois pas que l’idée était déjà dans les cartons. J’ai sans doute participé à la mise en lumière et l’acceptabilité de cette mesure. Ma note n’y a pas nui en tout cas !» explique tranquillement Franck Morel.
«Il est évident que cette note, écrite tout seul dans mon coin, aurait eu beaucoup moins de résonance, poursuit l’avocat. Montaigne lui en a donné.» Flanqué de ce label, Franck Morel a eu droit à une invitation du directeur de cabinet d’Elisabeth Borne, Thomas Audigé. Le rendez-vous a eu lieu quelques semaines avant l’annonce de la ministre. Franck Morel y a défendu son plan, en compagnie de Laurent Bigorgne, le directeur de l’Institut Montaigne.
Entre les trois hommes, il n’a pas été besoin de fluidifier le dialogue par des politesses de présentation : ils font partie du même cercle de pensée, à l’aise avec la politique d’Emmanuel Macron. Avant de remettre la robe et d’être promu «senior fellow», bénévole, à Montaigne, Franck Morel a été le conseiller social d’Edouard Philippe à Matignon entre mai 2017 et juillet 2020. Thomas Audigé a coanimé le groupe «travail emploi» de la campagne présidentielle du chef de l’Etat il y a trois ans. Quant à Laurent Bigorgne, il a été l’un des membres du «comité exécutif» de cette campagne, l’une des principales têtes chercheuses de son «pôle idées».
L’anecdote raconte la place de choix occupée par l’Institut Montaigne dans la sphère de pouvoir gravitant autour d’Emmanuel Macron. Vingt ans après sa création par l’ancien patron d’Axa Claude Bébéar, l’association, qui se présente comme «une plateforme indépendante de réflexion, de propositions et d’expérimentations consacrée aux politiques publiques en France», n’a jamais aussi présente au sommet de l’Etat, aussi puissante et influente.
«La fondation Saint-Simon de notre époque, mais à droite»
Proche idéologiquement du macronisme, elle produit des idées pour ses représentants, qu’elle accueille volontiers au sein de ses groupes de travail. «L’Institut Montaigne est à la mode. Son identité techno-libérale colle parfaitement avec celle de l’exécutif», observe un conseiller en communication réputé, qui fraye dans les mondes des affaires et de la politique. «C’est la fondation Saint-Simon de notre époque, mais à droite», se marre un ancien membre de ce club d’influence, qui joua un rôle non négligeable dans la conversion du Parti socialiste au libéralisme dans les années 80.
Dans la période actuelle de crise violente, dont on cherche désespérément la voie de sortie, l’Institut Montaigne s’active. Depuis le printemps, il multiplie les notes qui poussent, sur le plan socio-économique, un agenda à faire rougir de plaisir les entreprises : assouplissement du marché du travail, subventionnement de l’investissement, libéralisation des soldes, augmentation de la durée du temps de travail, réduction des dépenses publiques structurelles…
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Rien pour déplaire aux 160 entreprises qui le financent, la crème de la crème : la quasi-totalité du CAC 40 (LVMH, Total…), des grands cabinets d’avocats, des banques (Lazard, BNP Paribas…) et même Google et Amazon ! Aucun cotisant n’apporte plus de 1,2% du budget total. Question «d’indépendance», selon Montaigne. Dans sa profession de foi, l’Institut affiche trois objectifs : «l’efficacité de l’action publique» et «la compétitivité de l’économie» bien sûr, mais aussi la «cohésion sociale». Il s’est distingué par le passé avec des rapports sur la diversité, les discriminations ou la désinformation (certains salués par Libé). «Certaines études sociétales sont remarquables. On ne censure jamais les chercheurs», dit René Ricol, expert-comptable préféré du CAC 40 et membre du comité directeur de Montaigne.
Infusion dans le débat public
Relayées par des médias proches (BFM Business, le Journal du dimanche, les Echos…), les suggestions de Montaigne ne trouvent pas toujours un débouché politique. Certaines seulement se transforment en actions publiques, comme la recommandation de Franck Morel. Vieille revendication du patronat, l’allégement de 20 milliards d’euros des impôts de production, acté par le «plan de relance» du Premier ministre, Jean Castex, avait été chaudement conseillé par l’Institut en octobre 2019. Simple coïncidence ?
D’autres idées infusent le débat public. Depuis peu, le think tank réclame le retour de la réforme des retraites. Au même moment que le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, que l’on dit attentif aux publications de Montaigne et qui a tenu une visioconférence avec ses adhérents le 7 janvier. Le secrétaire d’Etat aux Affaires européennes, Clément Beaune, vient de demander à Laurent Bigorgne, et à d’autres think tanks, une proposition de «feuille de route» en vue de la présidence française de l’Union européenne en 2022.
«Les notes de Montaigne circulent beaucoup dans l’administration, d’autant plus qu’ils n’hésitent pas à pousser les portes des cabinets, témoigne un haut fonctionnaire bien vu à l’Elysée. Ils sont très forts pour être dans l’actualité la plus immédiate, tout en étant dans la profondeur.» La force du think tank est d’avoir réussi à donner un prestige quasi universitaire à ses publications. «Laurent Bigorgne a apporté à Montaigne son empreinte académique. Il y a des gamins de Sciences-po qui veulent y faire leurs stages», admire le communicant Philippe Manière, directeur de l’Institut de 2004 à 2009.
Même du côté de la CGT, on reconnaît le talent du bonhomme : «En intégrant des sujets sociétaux, Bigorgne a rendu l’Institut plus fréquentable, moins frontal, juge un cadre. Il l’a désidéologisé, du moins en apparence.» Christian Chavagneux, directeur d’Alternatives économiques, magazine ancré à gauche : «Il y a un vrai travail derrière. Ce n’est pas de la pure idéologie. Ils ont leurs propres choix, bien évidemment, mais honnêtement, on apprend des choses parfois.»
En 2020, «un budget de 6,8 millions d'euros»
Question de physique politique : à quoi mesure-t-on l’accroissement d’une influence, par définition immatérielle ? Il est un indicateur tangible qui ment rarement : l’argent. D’environ 3 millions d’euros en 2012, les cotisations des adhérents montent en flèche depuis l’épiphanie macronienne : 3,8 millions d’euros en 2016, 4,7 millions en 2017, 5,7 millions en 2018… «Les donateurs d’un think tank sont attentifs à la proximité de celui-ci avec le pouvoir», analyse le conseiller en communication déjà cité.
«En 2020, nous visions un budget de 7,2 à 7,3 millions d’euros avant la crise. Nous serons autour de 6,8 millions», révèle Laurent Bigorgne, le directeur de l’association, qui compte trente salariés. Cela fait d’elle le think tank le mieux pourvu de France, de loin et sans aucune subvention publique. Les rivaux les plus médiatiques, la fondation Jean-Jaurès (centre gauche) et la Fondapol (droite), avaient respectivement des ressources de 2,9 millions d’euros en 2019 et 1,6 million en 2018.
«Nous sommes en croissance», constate Laurent Bigorgne, pour qui c’est le résultat d’une «structuration» et «l’effet mécanique du bouche-à-oreille». Nommé en 2010, l’ex-directeur d’études à Sciences-po reçoit tôt le matin, au siège de l’Institut, dans le VIIIe arrondissement de Paris. Le quartier du luxe, des affaires et aussi de l’Elysée, qui est à cinq minutes à pied.
L’argent, c’est la prérogative de cet agrégé d’histoire qui se voit davantage en «patron de PME» qu’en «intellectuel». «Une journée normale pour moi, c’est en moyenne dix rendez-vous, dont la moitié ou plus sont avec des adhérents», dit-il. Au printemps, il a refusé le chèque de 65 000 euros d’une entreprise chinoise : «Il y a des gens dont on ne veut pas, des entreprises russes, des Etats étrangers ou des sociétés qui ont un agenda de lobbying tellement énorme…» Avec ses moyens financiers en hausse, l’homme a deux directions de développement stratégique, vers les territoires (le think tank vient de sortir une note sur la Seine-Saint-Denis) et vers l’Europe. On résume l’ambition : être présent à tous les échelons de la décision publique.
«Je ne suis pas un visiteur du soir»
Laurent Bigorgne, qui est tout sauf idiot, sait bien quelle question on est venu lui poser. L’Institut Montaigne est-il devenu le point de rencontre parfait des intérêts des grandes entreprises et des besoins du pouvoir macronien ? Le véhicule de communication des premières et, en même temps, la boîte à idées du second ? Le directeur refuse l’étiquette de «lobbyiste» : «C’est quand vous avez des clients. Moi, Carrefour ne me demande rien.»
Réponse peu convaincante. Les notes et rapports sont rédigés par des groupes de travail intégrant, à côté de hauts fonctionnaires et parfois d’universitaires, des cadres dirigeants des entreprises adhérentes concernées par le sujet traité. Logiquement, les solutions poussées sont rarement au détriment des sociétés… Le président de l’Institut est l’ancien PDG d’Axa, Henri de Castries, un intime de François Fillon et l’un de ses conseillers économiques lors de la dernière présidentielle. Pas un gauchiste: «Contrairement aux discours ambiants, notre problème, ce ne sont pas les inégalités, expliquait-il récemment au Figaro. Notre État-providence compte parmi ceux qui les corrigent le plus et le mieux. Donc oublions Piketty! En revanche, la réforme de l’État s’impose comme une évidence et une priorité absolue.»
Sur sa proximité avec Emmanuel Macron, Laurent Bigorgne ne peut se cacher. Elle est telle que le président de la République a voulu faire de lui le délégué général de son parti, En marche, au lancement en 2016. Il aurait pu le nommer ministre ensuite mais c’est Jean-Michel Blanquer, un autre «ami très cher» du directeur de Montaigne, qui a décroché l’Education. Laurent Bigorgne prévient néanmoins : «Je ne suis pas un visiteur du soir.» Il dit avoir vu le chef de l’Etat deux fois au printemps, dont l’une lors d’un déjeuner avec d’autres patrons de think tank, et lui a parlé «cinq ou six fois» depuis, par la messagerie Telegram. «Quand le Président me pose une question, je lui réponds. Quand il a envie de me voir, je me déplace», explique-t-il.
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Il ajoute aussitôt qu’il a discuté récemment avec l’écolo Yannick Jadot – dont il dit du bien –, qu’il a déjeuné avec la socialiste Anne Hidalgo, qu’il aime échanger avec les députés PS Valérie Rabault et Boris Vallaud. Un homme de réseaux. Son œcuménisme s’arrête aux «populismes de droite et de gauche» : «Mélenchon, Ruffin… On ne peut pas parler à ces gens-là…» déplore-t-il. Et Zemmour est «aussi nul en économie qu’en histoire».
Relation privilégiée avec la nébuleuse macronienne
C’est bien avec la nébuleuse macronienne que le lien de l’institut est le plus fort. En 2018, l’association avait dressé un bilan flatteur des premiers pas du nouveau chef de l’Etat sous le titre «Les 12 mois de Jupiter». Cette relation privilégiée se mesure au nombre considérable d’employés et de proches de Montaigne passés dans les cabinets des ministères ou les structures publiques depuis 2017. La directrice de cabinet de Gabriel Attal, porte-parole du gouvernement, est Fanny Anor, ex-chargée d’études à Montaigne. Conseiller technique de Jean Castex, Florian Bosser a été le rapporteur d’une étude de l’association sur les médias en juin 2019. Ex-responsable des opérations du think tank, Blanche Leridon est conseillère de la ministre de l’Enseignement supérieur.
Soutien notoire du chef de l’Etat, Gilles Babinet, vice-président du Conseil national du numérique, est aussi l’expert de cette question à l'institut. Deux vice-présidents de Montaigne, enfin, ont leurs entrées en macronie : David Azéma, ex-patron de l’Agence des participations de l’Etat, qui fut de la campagne présidentielle, et Jean-Dominique Senard, poussé par le chef d’Etat à la présidence du constructeur Renault après l’affaire Carlos Ghosn. Même chose pour un autre membre du comité directeur, Jean-Pierre Clamadieu, qui a pris la tête d’Engie en mai 2018 avec le soutien de l’Elysée. La toile n’est pas exhaustive.
Suffit-elle à conclure que Montaigne est comme un gouvernement de l’ombre, aux ficelles tenues par le CAC 40 ? Non, bien sûr. Le circuit de la décision publique est une mécanique complexe. Sur la politique économique, la haute administration de Bercy, notamment à la direction du Trésor, a plus que son mot à dire. «Macron ne fait pas ce que dit Montaigne, s’agace Philippe Manière, le prédécesseur de Bigorgne. C’est un préjugé stupide, selon lequel les think tanks décident, alors qu’ils sont là pour enrichir le débat. Il est difficile d’imputer une idée à une seule source.»
Autre argument : s’il est plus élevé que ceux de ses rivaux, le budget de Montaigne n’est pas si dantesque. Il est à comparer aux 5,5 millions d’euros de L214, l’association de défense des animaux, une autre sorte de «lobby». Enfin, la montée en puissance de l’institut coïncide avec l'émergence d'un phénomène favorable à l’ensemble des think tanks, à savoir l’effondrement des partis politiques comme lieux de production d’idées.
Club endogame et orthodoxe
L’Institut Montaigne a certainement supplanté La République en marche, incapable d’avoir une idée depuis 2017. Mais cela fait-il vraiment de lui le «laboratoire» qu’il se targue d’être ? «Ils font circuler des propositions plus qu’ils ne les créent», juge le patron d’une boîte de conseil aux dirigeants. Qui renverse la problématique : n’est-ce pas la macronie qui utilise Montaigne pour tester des idées, plutôt que l’inverse ? «Ces notes, on ne sait jamais comment les prendre, car elles servent souvent de ballon d’essai. Le pouvoir politique a besoin de ces jeux de rôles», commente Sophie Binet, secrétaire confédérale de la CGT.
«Montaigne est un think tank modéré de centre droit, financé par le CAC 40, qui va dans le sens du grand capital et de la haute administration, lance le philosophe libéral Gaspard Koenig, promoteur d’un revenu universel à sa sauce et d’une retraite à la carte. Il est au cœur du capitalisme français de connivence. Personne, dans la société, n’irait porter un badge à son nom. Ses mesures incrémentales peuvent être intelligentes, mais elles ne font rêver personne.»
De fait, l’Institut Montaigne est un club endogame, parfaitement orthodoxe. Où l’on se montre aussi pour réseauter entre pairs. «Dans l’accompagnement que j’ai auprès de dirigeants, je les pousse à Montaigne pour travailler leur réputation», explique l’un des conseillers de patrons déjà cité. «Participer à leurs groupes de travail peut être un accélérateur de carrière», affirme un second. L’objectif n’est alors pas de bouleverser le monde des idées…
Au sein de l’institut, le débat économique se tient principalement entre deux libéraux : Eric Chaney, ex-chef économiste d’Axa, et Bertrand Martinot, ex-conseiller social de Nicolas Sarkozy à l’Elysée. Deux économistes réputés, mais qui pensent à peu près la même chose. A Montaigne, jamais un rapport n’a par exemple été confié aux Economistes atterrés, un collectif de gauche. «Ils ne viennent pas vers moi, je ne vais pas vers eux, concède Laurent Bigorgne. C’est dommage, vous relevez un bon point. Nous sommes peut-être trop exclusifs.» Le constat a pourtant un air d’évidence.
L’investissement recule alors que l’épargne des plus fortunés explose mais ne «ruisselle» pas. Selon une étude récente, les très riches n’investissent plus dans l’économie réelle mais dans la dette des ménages plus pauvres et dans celle de l’état.
En ces temps de repli sur soi et sur ceux qui nous ressemblent, j’ai la chance de partager mes réveils avec une auditrice assidue de BFM… Ça contraste avec mon France Culture à moi… Or vendredi dernier, nous avons été frappées toutes les deux par la réception caricaturale du rapport d’évaluation sur la suppression de l’ISF publié la veille par France Stratégie. En fonction du média, l’évaluation du même rapport était hypernégative ou hyperpositive. Sur BFM, on retenait que la réforme avait baissé le niveau de pression fiscale du pays et donc fait «rentrer la France dans le rang» de la fiscalité sur le patrimoine ; et surtout sur BFM on retenait le chiffre choc du rapport : une baisse des expatriés fiscaux et une hausse des impatriés. En bref, le retour de nos super-entrepreneurs. Check l’attractivité de la France ! Pendant ce temps-là, France Culture retenait une autre conclusion du rapport : le revenu des 0,1 % les plus riches a explosé depuis la suppression de l’ISF grâce à la distribution de dividendes en augmentation de 14,3 à 23,2 milliards d’euros. Comme la réforme visait à rétablir l’attractivité de la France et encourager les épargnants à investir dans l’économie, on attendait avec impatience l’évaluation des effets de la réforme sur l’investissement. Or, BFM a bien souligné que les auteurs du rapport ne se prononcent pas car il est encore trop tôt, mais d’ajouter qu’avec le retour de nos super-entrepreneurs, les retombées réelles ne tarderaient pas !
Sauf que non, malheureusement l’un n’entraîne pas l’autre. C’est un travail récent de l’université de Princeton qui le confirme (1). Celui-ci utilise soixante ans d’informations chiffrées sur les revenus et les placements financiers, et constate comme les autres travaux la forte accumulation d’épargne chez les très riches depuis les années 80 - coucou les inégalités -, et cette étude révèle un nouveau résultat : cette épargne supplémentaire n’a pas financé plus d’investissement réel. Le message est clair et très bien documenté : l’argent en plus accumulé par les très riches depuis les années 80 n’est pas venu financer l’achat de nouvelles machines, ordinateurs, brevets, ni même n’a contribué à financer la recherche et développement privés etc. On s’en doutait un peu vu que l’investissement en part de revenu national a reculé depuis quarante ans. Mais on ne faisait pas bien le lien avec l’accumulation de patrimoine chez les plus riches. Ce travail révèle le mécanisme : le patrimoine supplémentaire des super riches au lieu de financer l’investissement réel est venu financer la dette des ménages en dessous d’eux - les 90 % restant de la distribution et la dette publique. Plus précisément : si on prend les 1 % des ménages les plus fortunés, deux tiers de l’augmentation de leurs placements au cours des quarante dernières années a financé de la dette privée comme des crédits à la consommation ou des crédits immobiliers et de la dette de gouvernement. Donc, non, baisser la fiscalité des riches depuis quarante ans ne s’est pas traduit en investissements réels créateurs d’emplois. La baisse de la fiscalité a appauvri les finances publiques, la dette publique a augmenté, et avec elle, celle des ménages les moins fortunés. Cet énorme travail de données révèle donc un mécanisme assez tordu de notre système économique : les très riches s’enrichissent et pendant ce temps les ménages moins riches s’endettent auprès d’eux pour continuer à consommer et l’Etat pour continuer à faire face aux dépenses publiques. Quand on connaît un peu les sociétés de gestion de patrimoine, on peut être surpris que les 1 % des plus riches américains aient autant prêté aux ménages plus pauvres et à l’Etat. En effet, les hauts patrimoines investissent volontiers leur argent en bourse dans des grosses entreprises du Nasdaq et du Dow Jones. Et en effet, l’article le confirme : les riches détiennent des actions de très grosses entreprises. Mais celles-ci ont arrêté de jouer le jeu économique depuis les années 90 : elles ont accumulé des profits et au lieu de les réinvestir dans l’économie, elles les ont placés sur les marchés, en crédits aux ménages et en obligations d’Etat. Autrement dit, les riches ne prêtent pas directement aux pauvres et aux Etats, ça passe par des canaux indirects que ce travail remarquable a dévoilés. Il reste à faire la même chose sur les données européennes !
On peut donc s’enorgueillir que les très riches reviennent mais cela ne se traduira pas en investissement. On peut en être sûr. Plus de données, moins de dogmatisme, et le monde ira mieux. Et au fait, dans leur conclusion, les auteurs américains recommandent une taxation de capital pour réduire les inégalités de patrimoine.
(1) Mian, A. R., Straub, L., & Sufi, A., The Saving Glut of the Rich and the Rise in Household Debt (No. w26941), National Bureau of Economic Research, 2020