L’Allemagne accepte enfin ce qu’elle refusait depuis vingt ans : la mutualisation des dettes des Etats européens, c’est-à-dire une «union de transferts» financiers ! Cette révolution copernicienne a été annoncée via une initiative franco-allemande surprise «pour la relance européenne face à la crise du coronavirus» présentée lundi par la chancelière allemande, Angela Merkel, et le chef de l’Etat français, Emmanuel Macron. Le secret a été bien gardé, puisque ce projet n’a commencé à s’ébruiter que dimanche après-midi…

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Certes, la mutualisation à laquelle consent Berlin est soigneusement encadrée puisqu’elle est limitée à 500 milliards d’euros et l’argent récolté sur les marchés par la Commission servira uniquement à financer les dépenses de reconstruction de l’après-coronavirus, et non à régler les factures du passé. Mais il s’agit d’un bond majeur dans l’intégration communautaire, Berlin reconnaissant enfin que son intérêt national se confond avec l’intérêt européen : «L’Allemagne ne s’en sortira bien que si l’Union se porte bien», a expliqué Angela Merkel.

Ce tournant majeur a été annoncé par la chancelière dès mercredi dans un discours devant le Bundestag. Elle n’a fait ce mouvement que parce qu’elle y a été contrainte par sa Cour constitutionnelle. Karlsruhe, dans un arrêt du 5 mai, a menacé de déclarer contraire à la Constitution allemande le rachat d’obligations publiques par la Banque centrale européenne (BCE) parce que la baisse des taux d’intérêt qu’il induit nuirait aux épargnants allemands. Or, si la BCE intervient massivement sur les marchés depuis 2015 (elle possède plus de 2 600 milliards d’euros de dettes publiques dans ses coffres), c’est en partie parce qu’il n’existe pas de politique budgétaire européenne. L’Allemagne en refuse le principe parce qu’elle ne veut pas financer à fonds perdu des Etats peu soucieux de l’équilibre de leurs comptes publics. Le problème est qu’il est impossible qu’une monnaie unique survive longtemps sans un budget commun organisant des transferts afin de corriger les déséquilibres induits par une zone monétaire unique. Surtout lorsque les Etats qui profitent le plus de l’euro, grâce à sa sous-évaluation, n’investissent plus (depuis 2010) les excédents de capitaux qu’ils dégagent au sein de la zone euro. Cette contradiction allemande a éclaté au grand jour avec l’arrêt de Karlsruhe. Dès lors, la chancelière, si elle voulait sauver l’euro et le marché unique tout en contournant ses juges, n’avait d’autre choix que de soulager la BCE en acceptant un endettement commun, celui-là même que réclament une majorité des pays européens emmenés par la France.

Berlin et Paris proposent donc de créer un fonds de relance doté de 500 milliards d’euros qui sera logé dans le budget européen, et donc contrôlé par la Commission. Cette somme sera réunie par un recours à l’emprunt garanti par les Vingt-Sept via le budget européen et sera affectée aux régions et aux secteurs les plus touchés par la crise du coronavirus, et non pas saupoudrée pour que tout le monde reçoive quelque chose. Elle servira aussi à financer les dépenses d’investissement pour préparer le futur (pacte vert, intelligence artificielle, 5G, etc.). Le remboursement de ces emprunts sera effectué par le budget européen qui est alimenté par chaque Etat en fonction de sa richesse (ressource PIB, qui représente 80 % du budget). Autrement dit, il ne s’agira pas de prêts, mais de subventions, et le remboursement ne sera pas lié à ce que chaque pays aura reçu. C’est cela, «la solidarité européenne», a expliqué Merkel.

Ce fonds s’ajoutera aux 550 milliards de prêts déjà décidés qui pourront être accordés aux Etats et aux entreprises via trois mécanismes : le Mécanisme européen de solidarité (MES), SURE (un fonds de 100 milliards d’euros qui pourra prêter de l’argent aux systèmes nationaux d’assurance chômage) et la Banque européenne d’investissement (BEI). Les deux dirigeants appellent aussi à une adoption rapide du cadre financier pluriannuel 2021-2027 encadrant le budget européen annuel afin de fournir un appui supplémentaire aux Etats membres : son montant, selon les propositions, est compris entre 1 000 et 1 200 milliards d’euros sur sept ans, soit environ 150 milliards par an.

Cette proposition donne les coudées franches à la Commission européenne, qui doit rendre publique le 27 mai une proposition budgétaire incluant le fonds de relance. Ensuite, il faudra convaincre les 27 Etats membres de l’adopter, l’unanimité étant de rigueur dès qu’il est question d’argent. Ce sera l’enjeu du sommet européen des 18 et 19 juin.

Une stratégie sanitaire

Concernant le «pilier» sanitaire, Emmanuel Macron s’est chargé de décliner les grandes lignes d’une future stratégie pour «doter l’Europe de compétences très concrètes en matière de santé». Ou comment «coordonner» les capacités d’achat et de production des pays européens en matière de traitements et de vaccins, réduire la «dépendance» vis-à-vis des géants industriels pour se fournir en médicaments, créer des «stocks communs» de masques et de tests, partager les plans «de prévention des épidémies» et les méthodes «pour recenser et identifier les cas». Bref, tout ce qui aurait dû constituer le socle d’une souveraineté sanitaire pour affronter cette pandémie. «L’Europe, il faut bien le dire et avoir cette lucidité, a été sans doute mise en défaut au début de cette crise», a reconnu Macron.

Face au coronavirus, les pays européens se sont en effet montrés désorganisés, désunis dans leurs politiques sanitaires, peu solidaires. A l’image de leur projet Discovery, essai clinique lancé fin mars mais toujours en attente de résultats faute d’une réelle coopération entre Etats : alors que l’objectif était de recruter sur 3 200 citoyens européens, l’étude ne compte aujourd’hui que 750 patients, des Français et un Luxembourgeois. Un échec qui illustre à lui seul le manque d’harmonisation des compétences et volontés sanitaires. «Cette Europe de la santé n’a jamais existé, elle doit devenir notre priorité», a conclu le chef de l’Etat français sur ce sujet.

Renforcer le «Green Deal»

Comme la présidente de la Commission et le Parlement européen avant eux, Angela Merkel et Emmanuel Macron ont demandé, lundi, à ce que le Green Deal, politique au cœur de la «stratégie de croissance» de Bruxelles, «ne soit ni oublié ni ralenti, mais au contraire renforcé et accéléré». Pour cela, ils appellent leurs homologues européens à imposer des conditions environnementales aux aides publiques de relance accordées aux entreprises. Sans que ce ne soit pour l’instant contraignant, la France a, par exemple, décidé de conditionner une aide historique de 7 milliards d’euros à Air France au fait que la compagnie réduise de 50 % ses émissions de gaz à effet de serre par passager et par kilomètre d’ici à 2030 (par rapport à 2004). En revanche, l’Allemagne a refusé d’imposer des critères environnementaux au sauvetage des compagnies aériennes, que ce soit Lufthansa, Condor ou TUI Group, qui pourraient profiter, à elles trois, de près 12,3 milliards d’euros de soutien.

Par ailleurs, le duo n’a pas précisé quelle part du plan général de reprise économique devra accompagner la transition écologique. Les détracteurs d’une relance verte, que ce soient le gouvernement tchèque ou certains acteurs économiques, notamment dans l’agriculture et l’automobile, continuent de demander un report des politiques environnementales.

«Reproduire européen»

C’est le quatrième et dernier pilier de l’initiative franco-allemande : renforcer une souveraineté économique européenne. Il s’agit tout à la fois de «réduire notre dépendance à l’extérieur dans des secteurs stratégiques, améliorer la protection des entreprises, lutter contre les investissements prédateurs et relocaliser les investissements clés en Europe», comme l’a résumé Macron. Prenant l’exemple du plan annoncé fin 2019 autour de la constitution d’une filière européenne de production de batteries pour véhicules électriques (3,2 milliards d’euros d’aides publiques) afin de réduire la dépendance des constructeurs automobiles vis-à-vis des géants asiatiques du secteur, Macron a insisté sur l’enjeu de «reproduire européen». Alors que son gouvernement a eu pour projet de privatiser Aéroports de Paris, il a reconnu que les ventes d’infrastructures critiques à des acteurs extra-européens telles que des ports ou des aéroports avaient affaibli les Etats.

Pour sa part, Merkel a évoqué l’importance de voir se constituer des «champions européens» dans la santé ou les technologies. Un souverainisme qui passe par un changement complet de la doctrine européenne en matière de concurrence, ont insisté les deux dirigeants, selon lesquels la rivalité avec de grands acteurs chinois ou américains dans les technologies impose à l’Europe de devenir une puissance capable de peser à l’échelle mondiale. Le temps où la Commission européenne, au nom de la concurrence, avait bloqué la fusion du français Alstom et de l’allemand Siemens, qui souhaitaient créer un géant du ferroviaire, semble bien loin. Mais dans ce domaine comme dans celui des relocalisations, tout reste à faire.