«Serions-nous aujourd’hui capables, en tant qu’Assemblée des nations, d’approuver comme, en 1948, [le 10 décembre, ndlr] la Déclaration universelle des droits de l’homme ?» demandait Angela Merkel au Forum de la paix réuni à Paris du 11 au 13 novembre. Pas sûr ! Et même si la chancelière allemande adopte le mode interrogatif pour adoucir son propos, sa question signe l’extraordinaire régression politique à l’œuvre sur tous les continents. En Europe de l’Est, comme en Amérique latine, des gouvernements d’extrême droite votent des lois qui restreignent les libertés individuelles et, en particulier, celles des femmes, la liberté de la presse, les libertés universitaires. Aux Etats-Unis, le Président excite les «sentiments» racistes, homophobes et misogynes. La liste est longue…

Le discours anti-droits de l’homme est devenu le discours dominant. La dissolution de la famille ? La faute aux droits de l’homme, qui auraient transformé ce qui était un collectif en une simple association d’individus possédant des droits égaux (ceux de la femme, des enfants, etc.). La difficulté des élus à gouverner ? La faute aux droits de l’homme qui, en permettant à chacun de demander droit à la santé ou à un logement, ne rendraient plus possible la construction d’une volonté générale. La légitimation de l’économie de marché ? La faute aux droits de l’homme ! La montée du populisme ? La faute aux droits de l’homme. En France aussi ce discours est soutenu par des intellectuels - les «amoureux du grenier», tournés vers le passé - qui ont oublié qu’au fronton de la Déclaration de 1789, il est écrit que «l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements».

Soixante-dix ans après la Déclaration universelle, il faut donc rappeler et encore rappeler que les droits de l’homme sont le code d’accès à la démocratie. D’abord, parce qu’ils constituent le citoyen qui est le référent de la démocratie. Quand, en effet, des hommes s’assemblent, cette réunion produit toujours la nécessité de règles qui fondent leur vie commune et organisent leurs rapports ; qui, pour reprendre l’article 2 de la Déclaration de 1789, les constituent en «association politique». Il n’est pas de société sans règles. Et, quand ces sociétés sortent de la religion et, plus généralement, de toute forme de transcendance où enraciner les règles d’intégration politique, le seul médium laïque qui reste pour «faire société», pour assurer le maintien, la maîtrise et le destin du collectif, c’est-à-dire, du politique et de l’histoire, c’est le droit. Dans les sociétés post-métaphysiques, sans droit pas de politique et pas d’histoire. Seulement le vide et l’anomie (1). Ainsi, en énonçant les droits de l’homme, la Déclaration de 1948 offre aux hommes de tous les pays la possibilité de «sortir» de leurs déterminations sociales, de ne plus se voir dans leurs différences sociales mais de se représenter comme des êtres de droit égaux entre eux, comme des citoyens du monde. La force propre du droit, écrivait Pierre Bourdieu, est d’instituer, c’est-à-dire de faire exister ou encore de donner vie, à ce qu’il nomme. Ainsi en est-il des droits de l’homme qui nomment le citoyen, et en le nommant le constitue - au sens premier du terme - citoyen sujet de droit. Le citoyen, en effet, n’est ni une donnée immédiate de la conscience ni une donnée naturelle. Il n’est pas une réalité objective, présent à lui-même, capable de se comprendre comme tel. Le citoyen est une création artificielle, très précisément, il est créé par les textes qui posent les droits qui le constituent.

Ensuite, les droits de l’homme sont le code d’accès à la démocratie en ce qu’ils mettent les hommes en relation les uns avec les autres - liberté d’aller et venir, liberté d’expression, etc. - pour construire les règles et ils ouvrent sur l’histoire car ils sont toujours devant nous, à découvrir et à réaliser : l’égalité proclamée en 1789, le logement proclamé en 1946, l’environnement sain proclamé en 2004 restent toujours des droits à venir et non des droits finis sous prétexte qu’ils auraient été proclamés en 1789, 1946 et 2004. Les droits de l’homme ne sont pas des libertés «fermées» mais des «libertés de rapport», selon l’expression de Claude Lefort (2). Lorsque l’article 6 de la Déclaration de 1789 reconnaît aux citoyens le droit de concourir à la formation de la loi, il invite les citoyens à entrer en relation les uns avec les autres pour définir la volonté générale. Lorsque l’article 4 définit la liberté comme le pouvoir de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, il invite les individus à prendre en considération l’existence et les droits de l’autre. Lorsque l’article 11 proclame la liberté de communication des pensées et des opinions, il invite moins l’individu à se replier sur lui-même qu’à s’ouvrir et à se mettre en rapport avec les autres hommes.

En d’autres termes, la Déclaration de 1789 fait éclater le système fermé des ordres de l’Ancien Régime et lui substitue un système ouvert. Ce qu’inaugurent les droits de l’homme n’est pas la constitution d’un espace privé dans lequel serait enfermé et s’enfermerait chaque individu mais au contraire la création d’un espace public dans lequel le corps et les idées de chaque homme pouvant circuler librement se confrontent nécessairement aux corps et aux idées des autres.

La distinction démocratique tient précisément dans cette interrogation continue sur les droits de l’homme. Les régimes totalitaires comme les régimes démocratiques «fonctionnent» sans doute au droit. Mais, alors que les premiers refusent, par principe, toute discussion sur le droit dont ils s’affirment seuls détenteurs légitimes, les seconds acceptent, par principe, la légitimité du débat sur les droits. La spécificité de la démocratie est de laisser la question des droits toujours ouverte puisque sa logique est de ne reconnaître aucun pouvoir, aucune autorité dont la légitimité ne puisse être discutée. Et, au centre de cette discussion, demeure constamment l’interrogation sur les revendications qui peuvent être qualifiées ou non de droits de l’homme.

«Dans l’épreuve quotidienne qui est la nôtre, écrit Camus, la révolte joue le même rôle que le cogito dans l’ordre de la pensée : elle est la première évidence. Mais cette évidence tire l’individu de sa solitude. Elle est un lien commun qui fonde sur tous les hommes la première valeur. Je me révolte, donc nous sommes (3).» Les droits de l’homme sont tous issus de la révolte et, en ce sens, ils portent le souci de tous les hommes, ils sont le lieu commun de tous les hommes, ils signent la solidarité de tous les hommes. Ils sont la part sans laquelle l’individu démocratique ne peut être et donc ne pourrait être la démocratie.

(1) Forgée par Durkheim, ce concept caractérise la situation où se trouvent les individus lorsque les règles sociales qui guident leurs conduites et leurs aspirations perdent leur pouvoir, sont incompatibles entre elles ou lorsque, minées par les changements sociaux, elles doivent céder la place à d’autres.

(2) Droits de l’homme et politique, de Claude Lefort, in Libre 7, Payot, 1980. (3) L’Homme révolté, d’Albert Camus, La Pléiade, 2008, p. 79.