L’ex-Premier ministre a fini par démissionner des conseils d’administration des groupes russes où il siégeait. Mais au-delà de son cas, si ces conseils s’ouvrent à tant d’anciens leaders politiques, c’est que leurs entreprises y gagnent un réseau précieux, permettant d’orienter les décisions publiques affectant leur activité.0

 

par Anne-Laure Delatte, Chargée de recherches au CNRS (Leda, université Dauphine), créatrice du podcast Un shot d'éco

publié le 1er mars 2022 à 15h48

Au lendemain de la sidération collective face à l’irruption d’une guerre aux portes de l’Europe, dans l’entrelacs d’informations effrayantes, François Fillon faisait preuve d’une indécence crasse. Contrairement à ses homologues, il refusait de démissionner des conseils du groupe pétrochimique russe Sibur et du groupe pétrolier national russe Zarubezhneft. En effet, dès le 25 février, Matteo Renzi, un ex-Premier ministre italien démissionnait du conseil d’administration d’une société russe ; l’ancien Premier ministre finlandais quittait le conseil de la plus grande banque russe, l’ancienne chancelière autrichienne celui de l’entreprise ferroviaire russe, etc. Ces démissions individuelles étaient présentées dans la presse comme un geste politique équivalent à des sanctions économiques et financières imposées à la Russie. François Fillon, lui, a fini par céder à la pression et a annoncé sa démission deux jours après tout le monde dans le JDD.

Toutefois, malgré tout le mépris que inspirent les hés

itations de cet homme, il semble que la vraie nouvelle ne résidait pas dans sa décision tardive. Ce qui devrait retenir notre attention, c’est la participation de tous ses ex-Monsieur-Madame-j’ai-eu-un-immense-pouvoir-politique aux conseils d’administrations de grandes entreprises. Rappelons que ce fameux conseil est l’assemblée la plus haute dans une entreprise. Pourquoi est-ce important ? Parce que si les grandes entreprises offrent un siège aux ex-leaders, c’est évidemment qu’elles y gagnent. Quoi donc ? Un réseau d’influence qui permet potentiellement d’orienter des décisions publiques affectant leur activité. Un·e ou ancien·ne Premier·ère ministre peut passer le bon coup de fil aux bonnes personnes, écrire une tribune bien placée dans la presse, organiser un dîner avec des amis en fonction pour sensibiliser aux enjeux d’une loi qui dérange.

L’arbre qui cache la forêt

Ce qui se joue, c’est donc du potentiel trafic d’influence. Or, le cas révélé jeudi est l’arbre qui cache la forêt. En effet, cette pratique est commune et bien documentée. Le premier papier qui s’est intéressé aux effets des connexions politiques des grandes entreprises date de 1990 (1). Son auteur, Brian E. Roberts, s’est servi du décès inattendu d’un sénateur américain Henry Jackson. Brian E. Roberts a identifié les sociétés cotées en Bourse où Henry Jackson siégeait. Puis, il a identifié celles qui avaient une connexion avec son successeur au Sénat. Résultat : le cours des actions des sociétés liées au sénateur Jackson a baissé en réaction à la nouvelle de son décès tandis que le cours des sociétés affiliées à son successeur a augmenté. Autrement dit : les investisseurs ont bien compris tout le bénéfice tiré d’un Monsieur-Madame-j’ai-du-pouvoir-politique dans son conseil d’administration. Quand il ou elle meurt, le prix de l’action baisse car l’entreprise perd ce privilège.

Il y a presque vingt ans, l’universitaire américaine Mara Faccio produisait la première étude révélant l’ampleur de ces pratiques à l’échelle mondiale en collectant les données de plus de 20 000 entreprises cotées dans 47 pays (2). Elle trouvait au moins une entreprise qui comptait un politique dans son conseil d’administration au sein de 35 des 47 pays de son échantillon. Au total, 500 entreprises sur 22 000 étaient «connectées» à un politicien ou à une politicienne. Et dans certains pays, les connexions politiques étaient plus courantes que dans d’autres. En Russie, les entreprises connectées représentaient au moment de son étude… 87% de la capitalisation boursière, c’est-à-dire de la valeur de capital de toutes les entreprises cotées. Enfin, comme Brian E. Roberts, elle montrait que les entreprises connectées bénéficient d’une meilleure valorisation boursière et ajoutait qu’un ou une Première ministre dans un conseil rapporte plus qu’un ou une membre de Parlement.

C’est pourquoi j’insiste que au-delà de la turpitude de François Fillon, la vraie question porte sur ces pratiques problématiques. Le fait que le cours d’action d’une entreprise varie avec son niveau de connexion suggère que les politiques usent leur influence en faveur de ces mêmes entreprises. Il est donc légitime d’interroger l’effet de ces pratiques sur l’intérêt général. Pour le défendre, on pourrait interdire que d’anciens élus siègent aux conseils d’administration d’entreprises. J’admets que cette proposition paraît bien dérisoire au regard de l’enfer ukrainien actuel. Je crois néanmoins qu’un conflit armé n’est pas sans rapport avec un système de pensée qui néglige l’intérêt général. En attendant qu’on change ce système-là, mes pensées émues et solidaires vont au peuple ukrainien.

(1) «A Dead Senator Tells No Lies : Seniority and the Distribution of Federal Benefits», de Brian E. Roberts, in American Journal of Political Science, 31-58, (1990).

(2) «Politically Connected Firms»,deMara Faccio, inAmerican Economic Review, 96 (1), 369-386, (2006).