La violence, «force du faible»
La notion de violence est complexe – comme paraît simple celle de non-violence quand on la réduit à une posture passive, d’abstention ou de pacifisme béat. L’une des raisons de cette complexité est le rapport ambigu que l’une et l’autre entretiennent avec la force. La violence est la «force du faible», disait Jankélévitch : elle intervient quand il n’y a pas assez de force. Nul besoin de violence si l’on a dans la main assez de force pour tenir la pince et dévisser le boulon rouillé. Elle se manifeste quand on n’y arrive pas : on s’énerve, on crie, on tape partout, sur le boulon et à côté. C’est en ce sens que la violence est «aveugle» : ne sachant où «prendre appui» pour être efficace – comme le fait la force, qui mesure et se mesure – elle «explose» et frappe tous azimuts, n’importe où – par exemple dans la foule. A l’inverse, la non-violence peut être une force, une force d’âme, une force de résistance, une audace tranquille – celle du jeune Chinois qui Place Tiananmen se met devant le canon du tank. Butler se demande bien sûr comment la violence passe par le langage et l’expression ou encore si elle se réduit aux coups, à la maltraitance, au viol. Mais c’est à la violence «systémique» qu’elle s’intéresse avant tout, celle qui sourd des structures économiques, juridiques, culturelles, celle que les institutions de pouvoir exercent en la rendant «invisible» – et qui fait que le naufrage de migrants en Méditerranée est dit «fatal», que le sit-in du parc Gezi à Istanbul est qualifié de violence par un pouvoir violent, que l’étouffement, à terre, d’un citoyen noir par un policier blanc expliqué par la légitime défense. Aussi, pour défendre la non-violence, faut-il «d’abord comprendre et évaluer tout à la fois la manière dont la violence est représentée et attribuée dans un champ de pouvoir discursif, social et étatique, les tactiques d’inversion utilisées» etle caractère fantasmatique de l’attribution elle-même.
L’une des manières dont elle se (re)présente est donc l’autodéfense, la préservation de soi. Mais «qui est ce “soi” défendu au nom de la défense de soi» ? Quelles sont «ses limites territoriales, ses frontières, ses liens constitutifs» ? Comment ce soi «se distingue-t-il des autres, mais aussi de l’histoire, de la terre ou des diverses autres relations qui nous définissent ? La personne à laquelle il est fait violence ne fait-elle pas elle aussi partie, en un sens, du “soi” qui se défend par un acte de violence» ? C’est en répondant à ces questions que la philosophe de Cleveland avance vers une définition forte de la non-violence, dont Walter Benjamin ou Frantz Fanon ont tracé les linéaments. Si «le “soi” que je défends est moi, mes parents, d’autres personnes de ma communauté, de ma nation ou de ma religion, ou celles qui ont un langage commun avec moi», alors «je suis une communautariste inavouée qui préservera, semble-t-il, la vie des personnes qui sont comme moi, mais certainement pas de celles qui ne sont pas comme moi». Or au niveau social, l’appareillage conceptuel et les schèmes interprétatifs dérivent en grande partie de théories politiques – celles que l’ironie de Butler écharpait au début – qui supposent une logique identitaire fondée sur la représentation hallucinée d’un sujet indépendant, échappant à toute détermination raciale ou genrée, et qui, par là même, ne peut envisager l’autre que comme réplique de soi, «semblable» – en rejetant dans un cône d’ombre, ou au fond de l’océan, tout autre-que-soi. Dès lors, l’autodéfense, par quoi la violence se justifie elle-même, se retourne en violente offense contre d’autres vies. Assertion cynique que les structures de pouvoir ne peuvent pas utiliser telle quelle, qui se retrouve donc enfouie sous de multiples strates de sens, et qui, comme une fumerolle, sort de la terre sociale sous cette forme, terrifiante : il y a les «vies qui ont de la valeur (et qui peuvent être pleurées quand elles sont perdues) et celles qui n’en ont pas», des morts qu’accompagne le deuil et des morts sans mots ni larmes.
Toutes les vies méritent d’être pleurées
La notion de «grievability» – «pleurabilité» ou possibilité d’honorer une vie comme étant digne de deuil – est le foyer de la réflexion de Butler. Toutes les vies méritent d’être pleurées quand elles s’affaiblissent, se blessent ou s’éteignent, car elles sont toutes réciproquement impliquées et interdépendantes : la violence est justement l’outrage fait à ces liens fondamentaux, l’attaque armée contre le fonds commun des vies – humaines et non humaines. C’est pourquoi la non-violence ne peut pas être une position individuelle : elle est un ethos politiquement actif qui reconnaît et protège les «conditions égales de vie et de vivabilité» – et s’oppose avec force aux folles et criminelles distinctions entre les vies qui comptent et celles qui ne comptent pas, parce que «autres», précaires, collatérales, handicapées, «déjà perdues et donc faciles à détruire».
Aussi la «force» de la non-violence – au-delà d’une «position morale»– ne se révélera-t-elle que si elle devient une «pratique sociale et politique entreprise de concert», culminant dans une «résistance» aux «formes systémiques de destruction» et dans un «engagement à bâtir un monde qui honore une interdépendance planétaire semblable à celle qui incarne les idéaux de liberté et d’égalité sociale, économique et politique». Une telle pratique ne naît guère dans une «région pacifique ou apaisée de l’âme». Elle est souvent «une expression de rage, d’indignation, d’agression». Une «non-violence agressive» ? Oui – il n’y a là aucune contradiction, explique Judith Butler.