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La Rose dans la vallée
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15 mars 2021

Quand les géants du Web aident l’Inde à traquer les défenseurs du climat, par Naomi Klein

 

A l’image de l’arrestation de la jeune Disha Ravi en février, le Premier ministre nationaliste Modi a déclaré la guerre numérique aux militants écologistes avec la complicité des entreprises de la Silicon Valley, dont les outils numériques servent à promouvoir la haine des opposants et à les piéger.

par essayiste, journaliste altermondialiste

publié le 14 mars 2021 à 17h35

L’armée de caméras devant la gigantesque prison de Tihar, à New Delhi, était le genre de déchaînement médiatique qu’on aurait imaginé réservé à un Premier ministre pris dans un scandale de détournement de fonds ou à une star de Bollywood surprise dans le mauvais lit. Pourtant, ce jour-là, les journalistes attendaient Disha Ravi, une militante pour le climat de 22 ans, végane, amoureuse de la nature. Contre toute attente, la jeune femme s’était retrouvée au milieu d’un feuilleton juridique orwellien – où s’entremêlaient des accusations de sédition, d’appel à la violence et de participation à un complot international – mettant en cause (notamment, mais pas seulement) des agriculteurs en colère, la pop star Rihanna, d’improbables conspirations contre le yoga et le thé chai, le séparatisme sikh et Greta Thunberg.

Si tout cela semble un peu tiré par les cheveux, sachez que le juge Dharmender Rana qui a libéré la jeune femme après qu’elle eut passé neuf jours en prison le pensait tout autant. L’homme avait tranché : Disha Ravi, cofondatrice de la branche indienne de Fridays for Future, le mouvement des jeunes pour le climat créé par Greta Thunberg, ne pouvait plus se voir refuser sa liberté sous caution. Cette nuit-là, elle est donc rentrée chez elle, à Bangalore.

«Même pas une once» de preuve

Le juge, cependant, a souhaité aller plus loin. En dix-huit pages de virulentes conclusions, il a révélé les dessous d’une affaire qui captivait les médias depuis plusieurs semaines, et est revenu sur les explications fournies par la police de New Delhi pour justifier l’arrestation de la militante et l’interrogatoire qu’elle avait subi. Selon ses termes, les éléments à charge réunis par la police étaient «maigres et lacunaires» et n’offraient «même pas une once» de preuve susceptible de justifier les allégations de sédition, d’appel à la violence ou de conspiration formulées à l’encontre de la jeune femme et d’au moins deux autres jeunes activistes.

Quoique l’idée de conspiration semblât s’effondrer, l’arrestation de Disha Ravi mettait en lumière un autre type de collusion : celle entre le gouvernement nationaliste hindou (de plus en plus oppressif et antidémocratique) du Premier ministre Narendra Modi et les entreprises de la Silicon Valley, dont les plateformes et les outils numériques servent activement aux forces gouvernementales pour promouvoir la haine des minorités et des contestataires ; et à la police pour piéger les militants pacifiques comme Disha Ravi dans les rets d’Internet.

Le dossier monté contre la jeune femme et ses «co-conspirateurs» s’articule entièrement autour de leur utilisation quotidienne d’un certain nombre d’outils numériques bien connus : quelques groupes WhatsApp, un Google Doc édité collectivement, une réunion privée sur Zoom et plusieurs tweets très médiatisés, autant de pièces transformées en éléments à charge dans une chasse aux activistes coordonnée par l’Etat et amplifiée par les médias. Parallèlement, ces mêmes outils ont été mis à profit lors d’une campagne progouvernementale visant à retourner l’opinion contre les jeunes militants environnementaux et le mouvement des agriculteurs auquel ils avaient apporté leur soutien. Une propagande le plus souvent effectuée au mépris des barrières prétendument érigées par les entreprises de médias sociaux pour empêcher les appels à la violence sur leurs plateformes.

Complicité de violations des droits humains

Dans un pays où la haine en ligne a donné lieu, de façon effroyablement récurrente, à des massacres bien réels perpétrés à l’encontre des femmes et des minorités, les défenseurs des droits humains nous alertent sur le fait que l’Inde est en passe de devenir le creuset d’une violence extrême, voire de sombrer dans l’horreur génocidaire que les réseaux sociaux ont rendue possible en Birmanie, contre les Rohingyas.

Malgré cela, les géants de la Silicon Valley sont restés désespérément silencieux. En Inde, leur fameux attachement à la liberté d’expression n’était plus d’actualité, de même que leur récent engagement à lutter contre les discours de haine et les théories du complot. A la place s’est nouée une complicité croissante avec la guerre de l’information menée par Modi, une collaboration glaçante en passe d’être inscrite dans une nouvelle loi sur les médias numériques qui entend interdire aux grandes entreprises technologiques de s’opposer aux demandes gouvernementales visant à supprimer du contenu jugé offensant ou à violer la vie privée de leurs utilisateurs. Se rendre complice de violations des droits humains semble être devenu le prix à payer pour conserver l’accès au plus grand marché (après celui de la Chine) des utilisateurs de médias numériques.

Bien que Twitter ait commencé par opposer une certaine résistance, des centaines de comptes critiquant le gouvernement Modi ont disparu sans explication ; mais les fonctionnaires de l’Etat incitant à la violence ou se livrant à des discours de haine sur Twitter et sur Facebook ont été autorisés à poursuivre leurs activités en violation flagrante des politiques de ces entreprises ; et la police de New Delhi s’est vantée de recevoir une aide pleine et entière de Google pour fouiller dans les communications privées de pacifiques militants pour le climat, comme Disha Ravi.

«Le silence de ces entreprises est éloquent, m’a confié un militant pour les droits numériques, préférant garder l’anonymat : Il faut qu’elles prennent parti, et qu’elles le fassent maintenant.»

Rien de moins qu’un Google Doc

Assimilée à ce que la presse indienne appelait «l’affaire de la boîte à outils», «la boîte à outils de Greta» ou «le complot de la boîte à outils», l’enquête menée par la police sur Disha Ravi et sur ses camarades militants Nikita Jacob et Shantanu Muluk portait en particulier sur le contenu d’un «guide d’action sur les réseaux sociaux», un Google Doc que Greta Thunberg avait mis en lien début février sur son compte Twitter (fort de quelque 5 millions de followers). Lorsque Disha Ravi a été arrêtée, la police de New Delhi l’a présentée comme «une rédactrice du Google Doc et une conspiratrice clé dans son élaboration et sa diffusion. Elle a créé un groupe WhatsApp et a collaboré étroitement avec ses membres à la rédaction du document».

La boîte à outils n’était donc rien de moins qu’un Google Doc – rédigé par un groupe d’activistes œuvrant en Inde et au sein de la diaspora – conçu pour soutenir le grand mouvement des agriculteurs qui manifestaient depuis des mois pour contester un ensemble de lois agricoles que le gouvernement Modi avait fait adopter à la hâte sous le couvert de la pandémie de Covid-19. Au cœur des protestations, la conviction que la suppression du contrôle des prix agricoles (institué de longue date) et l’ouverture du secteur à davantage d’investisseurs privés signeront l’«arrêt de mort» des petits agriculteurs et mettront les terres fertiles de l’Inde entre les mains d’une poignée de multinationales.

Nombreux sont ceux qui, en Inde et dans l’ensemble de la diaspora sud-asiatique, mais aussi plus largement ailleurs dans le monde, ont essayé de leur venir en aide. Le mouvement des jeunes pour le climat, quant à lui, s’est senti investi d’une responsabilité particulière. Devant le tribunal, Disha Ravi a déclaré soutenir les agriculteurs au motif qu’«ils sont notre avenir et que nous avons tous besoin de nous nourrir». Elle en a aussi profité pour faire le lien avec la crise climatique. Les sécheresses, les vagues de chaleur et les inondations se sont intensifiées ces dernières années, et les agriculteurs indiens sont en première ligne face aux catastrophes naturelles, perdant souvent leurs récoltes et leurs moyens de subsistance. Disha Ravi en sait quelque chose : elle a déjà vu ses grands-parents, agriculteurs, faire face à ces épisodes météorologiques extrêmes.

Chahuter l’image «yoga & chai» de l’Inde

Comme beaucoup d’autres documents propres à l’ère numérique, la «boîte à outils» au centre de la controverse ne fait finalement que proposer l’utilisation de techniques connues d’expression de la solidarité sur les réseaux sociaux. «Tweetez votre soutien aux agriculteurs indiens. Utilisez les hashtags #FarmersProtest et #StandWithFarmers» ; prenez une photo ou une vidéo de vous exprimant votre soutien ; signez une pétition ; écrivez à vos représentants politiques ; participez à une «tempête de tweets» ou à une «grève numérique» ; rejoignez une manifestation, en Inde ou devant l’ambassade indienne de votre pays ; apprenez-en davantage en assistant à une séance d’information sur Zoom. Une première version de ce document (vite supprimée) parlait aussi de chahuter l’image «peace & love», ou «yoga & chai» de l’Inde.

Presque toutes les grandes campagnes de mobilisation publient ce genre de guides «clictivistes». La plupart des organisations non gouvernementales de taille moyenne ont, dans leur équipe, quelqu’un dont le travail consiste précisément à rédiger ces documents et à les envoyer aux sympathisants et aux «influenceurs» potentiels. S’ils étaient illégaux, l’activisme contemporain serait lui-même illégal. En étant arrêtée et emprisonnée pour son rôle présumé dans l’élaboration de cette boîte à outils, Disha Ravi est en fait criminalisée pour avoir donné au monde une mauvaise image de son pays. Une telle logique, s’il fallait l’appliquer, impliquerait d’interrompre toutes les luttes en faveur des droits humains, car ce travail présente rarement les Etats incriminés sous leur meilleur jour.

Cette idée a été soulignée par le juge Dharmender Rana : «Dans toute nation démocratique, les citoyens sont les gardiens de la conscience des gouvernements. Ils ne peuvent pas être enfermés au motif qu’ils choisissent d’être en désaccord avec les politiques de l’Etat», a-t-il déclaré. Avant d’ajouter, concernant le partage de la boîte à outils avec Greta Thunberg : «La liberté de parole et d’expression inclut le droit d’avoir la plus grande audience possible.»

Cela semble évident. Et pourtant, de nombreux responsables politiques se sont emparés de ce document on ne peut plus inoffensif pour en dénoncer l’infamie. Le général V. K. Singh, secrétaire d’Etat aux transports routiers, a écrit dans un post sur Facebook que la boîte à outils «laissait voir les véritables desseins d’une conspiration menée contre l’Inde à l’échelle internationale. Il faut enquêter sur tous ceux qui tirent les ficelles de cette machine diabolique. Des instructions ont clairement été données sur le quand”, le “quoi”, le ”comment”. Les conspirations de cette ampleur finissent souvent par éclater au grand jour».

«Rassemblement de tracteurs»

La police de New Delhi – au nom d’une loi sur la sédition datant de l’époque coloniale – s’est rapidement mise à la recherche des preuves de cette conspiration internationale visant à «diffamer le pays» et à saper le gouvernement. Mais cela ne s’est pas arrêté là. La boîte à outils a également été accusée de faire partie d’un complot visant à diviser l’Inde et à former un Etat sikh du nom de Khalistan (une sédition de plus), au motif qu’un des rédacteurs du document, un Indo-Canadien vivant à Vancouver, avait défendu l’idée d’une nation sikhe indépendante (ce qui n’a rien de criminel et n’est mentionné nulle part dans la boîte à outils). Et, aussi surprenant que cela puisse paraître pour un Google Doc qui, selon la police indienne, aurait été écrit en grande partie au Canada, cette même boîte à outils est accusée d’avoir appelé à la violence et peut-être même d’avoir conspiré à la rendre possible à l’occasion d’un grand «rassemblement de tracteurs» à New Delhi, le 26 janvier.

Ces affirmations, propagées sur Internet durant des semaines, sont devenues virales en grande partie grâce aux campagnes de hashtags coordonnées par le ministère indien des Affaires extérieures et fidèlement relayées par les grandes stars de Bollywood et du cricket. Anil Vij, un ministre du gouvernement d’Etat de Haryana, a tweeté en hindi que «tous ceux qui répandent les graines de l’antinationalisme doivent être détruits à la racine, qu’il s’agisse de #Disha_Ravi ou de n’importe qui d’autre». Quoique ce message fût exemplaire des discours de haine véhiculés par les puissants, Twitter a affirmé qu’il n’avait pas violé sa politique et l’a laissé en ligne.

La presse écrite et audiovisuelle indienne s’est également fait l’écho, et sans relâche, de ces accusations de sédition, pourtant absurdes. Le Times of India a consacré à lui tout seul plus d’une centaine d’articles à Disha Ravi et à la boîte à outils. Les journaux télévisés ont diffusé des reportages sur la «conspiration internationale de la boîte à outils» dignes des shows télévisés américains (de type Crime Stoppers) qui traquent les délinquants en encourageant leur dénonciation par les citoyens. Sans surprise, la rage a envahi les rues, où des photos de Greta Thunberg et de Rihanna (qui avait également tweeté pour soutenir les agriculteurs) ont été brûlées en public lors de rassemblements nationalistes.

Le Premier ministre Modi est lui-même intervenu pour évoquer ces ennemis qui «se sont abaissés à attaquer le thé indien» – faisant évidemment allusion au passage supprimé dans le Doc sur le «yoga & chai».

«Vanité blessée d’un gouvernement»

Et puis, le mois dernier, le soufflé accusatoire a eu l’air de tomber. Le juge Rana, dans son acte de libération, a écrit que la «lecture attentive du texte de la boîte à outils ne laisse apparaître aucun appel à la violence», avant d’ajouter qu’il n’y a aucune preuve que le document participe d’un complot sécessionniste, et qu’une telle déduction relève du sophisme par association.

Plus cinglante encore a été sa réponse à l’acte d’accusation selon lequel la communication d’informations – à des militants de premier plan comme Greta Thunberg – sur la façon dont l’Inde traite ses agriculteurs et les défenseurs des droits humains constituerait un acte de «sédition» : «Le délit de sédition ne peut être invoqué pour soulager la vanité blessée d’un gouvernement.»

Bien que l’affaire ne soit pas close, ce jugement est un coup dur pour le gouvernement. Il parle aussi en faveur de la légitimité du mouvement des agriculteurs et des campagnes de solidarité qu’il a inspirées. Mais il ne s’agit pas d’une victoire. Même si l’affaire de la boîte à outils ne fait plus autant parler d’elle après la colère du juge Rana, elle n’est qu’une des centaines d’opérations que le gouvernement indien entreprend pour traquer les activistes, les organisateurs de manifestation et les journalistes. La leader syndicale Nodeep Kaur, qui n’a qu’un an de plus que Disha Ravi, a également été emprisonnée pour son soutien aux agriculteurs. Tout juste libérée sous caution, elle a affirmé au tribunal avoir été sévèrement battue pendant sa garde à vue. Dans le même temps, des centaines de fermiers croupissent derrière les barreaux, et certaines personnes interpellées ont tout bonnement disparu.

«La plus grande mobilisation de masse de l’histoire postcoloniale»

A la base, la véritable menace que la boîte à outils représentait pour Modi et le Parti du peuple indien (Bharatiya Janata Party, BJP) était le pouvoir qu’exerçait le mouvement des agriculteurs. Car derrière le projet politique du Premier ministre, il y a l’idée d’une fusion prometteuse entre un nationalisme hindou débridé et une concentration industrielle florissante. Or les agriculteurs la combattent sur les deux fronts, à la fois en insistant pour que les matières premières alimentaires échappent à la loi du marché et en affichant une capacité à se constituer en force d’opposition au-delà des divisions religieuses, ethniques et géographiques qui ont permis à Modi d’accéder au pouvoir.

Selon la sociologue et anthropologue Ravinder Kaur, professeure à l’Université de Copenhague et autrice de Brand New Nation : Capitalist Dreams and Nationalist Designs in Twenty-First-Century India, le mouvement des agriculteurs est «peut-être la plus grande mobilisation de masse de l’histoire de l’Inde postcoloniale. Elle jette un pont non seulement entre les populations rurale et urbaine, mais aussi entre la révolte anticapitaliste et la lutte pour les libertés publiques». Pour la puissante alliance censée unifier le capital transnational et l’Etat nationaliste, «la mobilisation contre les lois agricoles constitue aujourd’hui le défi le plus important et le plus urgent à relever».

Les manifestations paysannes à New Delhi et autour de la capitale ont été accueillies par des canons à eau et des gaz lacrymogènes. Elles ont aussi donné lieu à de nombreuses arrestations. Pour autant, elles se poursuivent – trop massives pour être jugulées par la force. C’est la raison pour laquelle le gouvernement Modi a tout fait pour saper le mouvement des agriculteurs et étouffer son message, non seulement par le blocage répété d’Internet avant les manifestations et par la suppression de 1 000 comptes d’agriculteurs sur Twitter, mais aussi par le brouillage des pistes, en inventant des histoires de boîtes à outils séditieuses et de conspirations internationales.

«Militarisation accrue des réseaux sociaux par le statu quo»

Dans une lettre ouverte en soutien à Disha Ravi, des dizaines de militants écologistes indiens en ont fait le constat : «Les actions actuelles du pouvoir central ne sont que des tactiques de diversion qui visent à détourner l’attention de la population des vrais problèmes : les prix toujours croissants des carburants et des produits de première nécessité, la détresse et le chômage généralisé causés par des mesures de confinement mal planifiées, et l’état alarmant de l’environnement.»

C’est donc la nécessité de faire diversion qui explique comment une simple campagne de solidarité s’est transformée en une conspiration d’origine étrangère appelant à la violence et à la division nationale. En agissant ainsi, le gouvernement Modi tente d’éloigner le débat public d’un terrain qui lui est à l’évidence défavorable – la satisfaction des besoins élémentaires de la population en période de crise économique et de pandémie – pour le porter là où le projet ethno-nationaliste a de bonnes chances de prospérer : nous contre eux, les nationaux contre les étrangers, les patriotes contre les traîtres séditieux.

En fin de compte, une manœuvre relativement classique, dans laquelle Disha Ravi et le mouvement des jeunes pour le climat font figure de simples dommages collatéraux. Pourtant, les dégâts sont considérables, et pas seulement parce que les interrogatoires se poursuivent et que le risque subsiste que la jeune femme retourne en prison. Comme l’indique la lettre ouverte des écologistes indiens, son arrestation et son emprisonnement ont déjà servi un objectif : «La main de fer de l’Etat a visiblement pour dessein de terroriser et de traumatiser des jeunes qui, face au pouvoir, ont le courage de tenir un discours de vérité. C’est une manière de leur donner une leçon.»

Plus grave : le froid que la «controverse de la boîte à outils» a jeté sur la dissidence, en Inde ; et ce avec la complicité silencieuse des géants du Web qui, hier encore, vantaient leur aptitude à ouvrir les sociétés fermées et à exporter la démocratie. Comme l’a titré India Today : «L’arrestation de Disha Ravi remet en cause la protection de la vie privée de tous les utilisateurs de Google dans le pays.»

Et, en effet, le débat public a été si profondément compromis que de nombreux activistes indiens entrent en clandestinité, supprimant leurs comptes personnels sur les médias sociaux pour se protéger. Même les défenseurs des droits numériques hésitent à être cités dans le dossier. Selon un juriste indien, qui a justement souhaité garder l’anonymat, il existe une dangereuse convergence entre un gouvernement adepte de la guerre de l’information et des réseaux sociaux optimisés pour exploiter les données de leurs utilisateurs : «Tout cela résulte d’une militarisation accrue des réseaux sociaux par le statu quo, ce qui n’était pas le cas auparavant. Cette situation est encore aggravée par la tendance de ces entreprises à donner la priorité à des contenus plus viraux et extrémistes, qui leur permettent de monétiser l’attention des utilisateurs et, en définitive, de maximiser leurs profits.»

Contrôle des médias numériques

Après son arrestation, la vie privée numérique de Disha Ravi a été donnée en pâture sur la place publique par un média national peu scrupuleux. Les plateaux de télévision comme les colonnes des journaux se sont passionnés pour les messages privés qu’elle avait envoyés par WhatsApp à Greta Thunberg, ainsi que pour d’autres échanges entre militants qui ne faisaient pourtant qu’éditer une brochure destinée à être mise en ligne. Dans le même temps, la police répétait à qui voulait l’entendre que la décision de Disha Ravi de supprimer un groupe WhatsApp était la preuve qu’elle avait commis un délit. Cela ne pouvait tout simplement pas être une réaction rationnelle aux tentatives du gouvernement de transformer une collaboration numérique pacifique en une arme menaçant de jeunes activistes.

Les avocats de Disha Ravi ont demandé au tribunal d’ordonner à la police de cesser de divulguer dans la presse la correspondance numérique de la jeune femme – des conversations qui auraient été trouvées dans les téléphones et les ordinateurs saisis. Cela n’a pas empêché les forces de l’ordre, désireuses de disposer d’informations encore plus confidentielles, de se tourner vers plusieurs géants du Web : à Zoom, la police a demandé la divulgation de la liste des participants d’une réunion d’activistes qui, selon elle, étaient liés à la boîte à outils ; elle a aussi adressé plusieurs demandes à Google pour obtenir des informations sur la manière dont ladite boîte avait été postée et partagée ; et de récentes informations font état d’une demande d’informations analogue auprès d’Instagram (propriété de Facebook) et de Twitter. Il est évidemment difficile de savoir quelles entreprises ont obtempéré et avec quelle diligence. La police s’est vantée sur Twitter d’avoir obtenu la coopération de Google, mais ni Google ni Facebook n’ont souhaité réagir à ces affirmations. Quant à Zoom et à Twitter, ils ont invoqué leur politique d’entreprise stipulant qu’ils se conforment aux lois nationales.

Cela explique peut-être pourquoi le gouvernement Modi a choisi ce moment pour faire adopter une série de règlements censés lui accorder un niveau de contrôle des médias numériques digne du «grand pare-feu» chinois. Le 24 février, au lendemain de la libération de Disha Ravi, l’agence de presse Reuters publiait un article sur «les lignes directrices pour les intermédiaires et le code d’éthique des médias numériques» planifiés par le gouvernement Modi. Les nouvelles règles exigeront des entreprises de médias qu’elles retirent les contenus affectant «la souveraineté et l’intégrité de l’Inde» dans les trente-six heures qui suivront l’ordre du gouvernement – une définition assez large pour y inclure les affronts faits au yoga et au chai. Le code stipule également que les entreprises de médias devront coopérer avec le gouvernement et la police pour leur fournir des informations d’utilisateurs dans un délai de soixante-douze heures. Cela inclut les demandes destinées à retrouver la source émettrice d’«informations malveillantes» sur les réseaux sociaux, voire sur les applications de messagerie cryptées.

Ce «code éthique» vise officiellement à protéger la société indienne dans toute sa diversité et à bloquer les contenus offensants ou vulgaires : «Un éditeur de contenus doit prendre en considération le contexte multiracial et multireligieux de l’Inde et faire preuve de prudence et de discernement lorsqu’il présente les activités, les croyances, les pratiques ou les opinions de tout groupe ethnique ou religieux», peut-on lire dans le projet de loi.

Foules d’internautes chauffés à blanc

Dans la pratique, cependant, le BJP possède l’une des armées de trolls les plus efficaces au monde, et ses politiciens ont été les promoteurs les plus véhéments et les plus agressifs des discours de haine à l’encontre des minorités et des contestataires. (Pour ne donner qu’un exemple, parmi tant d’autres : plusieurs personnalités politiques du BJP ont activement participé à une campagne de désinformation prétendant que les musulmans propageaient délibérément le Covid-19 dans le cadre d’un «Corona Jihad».) Un tel code aurait donc pour effet de garantir par la loi la double vulnérabilité numérique dont Disha Ravi et d’autres militants ont été victimes : ils ne seraient pas protégés des foules d’internautes chauffés à blanc par l’Etat nationaliste hindou ni ne seraient protégés de ce même Etat si celui-ci décidait, pour une raison ou pour une autre, de violer leur vie privée numérique.

Apar Gupta, le directeur exécutif d’Internet Freedom Foundation (une organisation indienne de défense des droits numériques), s’est dit particulièrement préoccupé par les articles du code qui autorisent les autorités à retrouver les auteurs de messages sur des plateformes d’échange comme WhatsApp. Il a déclaré à Associated Press qu’une telle législation «sape les droits des utilisateurs et peut les conduire à s’autocensurer si la confidentialité de leurs conversations privées n’est plus garantie».

La journaliste et militante Harsha Walia, directrice exécutive de la British Columbia Civil Liberties Association et autrice de Border and Rule : Global Migration, Capitalism and the Rise of Racist Nationalism, décrit ainsi la situation désastreuse dans laquelle se trouve le pays : «La récente proposition de loi exigeant des entreprises de médias sociaux qu’elles collaborent avec les forces de l’ordre indiennes est une nouvelle tentative scandaleuse et antidémocratique du gouvernement fasciste et hindutva de Narendra Modi de supprimer la dissidence, renforcer la surveillance des populations et intensifier la violence d’Etat.»

Selon elle, cette ultime manœuvre s’inscrit dans le schéma beaucoup plus large d’une guerre de l’information savamment orchestrée par l’Etat indien : «Il y a trois semaines, m’a-t-elle dit, le gouvernement Modi a bloqué l’accès à Internet dans certaines zones de New Delhi afin d’empêcher la diffusion d’informations sur la manifestation des agriculteurs ; sur les réseaux sociaux, les comptes des journalistes et des militants présents à la manifestation des agriculteurs, ainsi que ceux de la diaspora sikhe ont été suspendus ; et les géants du Web ont coopéré avec la police indienne dans plusieurs affaires de sédition glaçantes et sans fondement. Ces quatre dernières années, le gouvernement indien a bloqué l’accès à Internet plus de 400 fois, et l’occupation du Cachemire a donné lieu, sur place, à un siège prolongé des communications [Internet, téléphone, télévision, ndlr]

L’heure de vérité a sonné pour les géants du Web

Le nouveau code, qui concernera tous les médias numériques, y compris les sites de streaming et d’information, devrait entrer en vigueur dans les trois prochains mois. Un certain nombre de producteurs indiens du secteur s’en insurgent. Siddharth Varadarajan, rédacteur en chef et fondateur du site d’information en ligne The Wire, a tweeté le 25 février que les nouvelles règles «mortifères» édictées par le gouvernement Modi ont pour objectif de «tuer l’indépendance des médias d’information numériques en Inde. Ce coup de force visant à donner aux bureaucrates le pouvoir de dicter aux médias ce qui peut (ou ne peut pas) être publié n’a aucune légitimité juridique».

Toutefois, n’attendez pas de la Silicon Valley qu’elle fasse courageusement rempart. De nombreux cadres américains des géants du Web regrettent la décision prématurée qui a été prise – sous la pression du public et des employés du secteur – de refuser de coopérer avec l’appareil chinois de surveillance et de censure de masse – un choix éthique, certes, mais qui a coûté à des entreprises comme Google l’accès à un marché d’une taille démesurément lucrative. Et ces dernières ne semblent pas disposées à refaire deux fois la même erreur. Comme l’a rapporté le Wall Street Journal en août, «l’Inde compte plus d’utilisateurs de Facebook et de WhatsApp que tous les autres pays du monde, et Facebook l’a choisie pour être le marché dans lequel l’entreprise va développer les paiements en ligne, les messageries cryptées et autres initiatives destinées à être liées entre elles d’une manière totalement nouvelle. Une activité qui, selon le PDG Mark Zuckerberg, occupera l’entreprise pendant la prochaine décennie».

Dans l’Inde de Modi, l’heure de vérité a sonné pour les géants du Web comme Facebook, Google, Twitter et Zoom. En Amérique du Nord et en Europe, ces grands groupes se donnent beaucoup de peine pour nous convaincre qu’on peut compter sur eux pour contrôler les discours haineux, conspirationnistes et insurrectionnels, tout en préservant la liberté d’expression, la liberté de débattre et la liberté de contester, qui sont la marque d’une société démocratique en bonne santé. Mais en Inde, où il convient d’aider le gouvernement à traquer et à emprisonner les activistes pacifiques, et à amplifier les haines pour accéder à l’immensité de ce marché en pleine expansion, «ils balaient toutes ces belles idées d’un revers de la main», m’a confié un militant. Et pour cause : «Ils tirent profit de ce mal.»

Texte traduit par Cédric Weis à l’origine publié dans «The Intercept».

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