En 2017, la direction de Grenoble Ecole de management (GEM) a demandé à ses étudiants de dernière année de décrire leur «aventure» au sein de cet établissement d’un mot, avant d’afficher les résultats en direct dans l’amphithéâtre où ils étaient réunis. En tête du classement : «bullshit», suivi de «33 000 euros», le coût des trois ans de formation à l’époque. Cette anecdote illustre un phénomène aussi répandu que l’humour potache des étudiants : leur déception à l’égard de ces écoles de commerce qui devaient être l’accomplissement d’une scolarité brillante. La promesse était pourtant formulée par la campagne de publicité de l’Inseec Business School en mai 2018 : «Entrez rêveurs. Sortez manageurs». S’inspirant de ce slogan maladroit, le journaliste indépendant Maurice Midena a mené une enquête, Entrez rêveurs, sortez manageurs. Formation et formatage en école de commerce (La Découverte), pour comprendre le processus de «métamorphose» des étudiants au sein des écoles. Etant lui-même passé par l’école de commerce de Nantes entre 2013 et 2015, il noue récit personnel et témoignages d’anciens élèves pour décrire la manière dont «l’idéologie néolibérale imprègne les cellules grises des étudiants les plus brillants avant de se répandre dans les plus hautes sphères du pays».

«Habitus scolaire»

La fameuse aventure commence par les classes préparatoires, dont sont issus près de la moitié des 45 000 étudiants qui garnissent les rangs des écoles de commerce chaque année. Pendant deux ans - trois pour les redoublants -, les élèves ingèrent jusqu’à l’overdose aussi bien des notions de mathématiques que de culture générale, des langues vivantes que de l’histoire économique et géopolitique. Mais il ne s’agit pas ici d’inculquer un goût désintéressé pour le savoir : pour Midena, cette formation consolide un «habitus scolaire», soit une manière d’être et une «méthode de travail» qui profilent déjà les calculs pragmatiques que devront faire les manageurs. L’exigence scolaire contraint les préparants à gérer leur temps et à l’investir dans les matières à plus fort coefficient (les plus «rentables») comme les mathématiques. Car si presque tous les étudiants ont la garantie de trouver une école à la sortie du processus - il y a presque autant de places que de concourants -, tout l’enjeu est d’obtenir les meilleures notes aux concours d’admission pour intégrer une école du haut du panier, qui ouvre plus de portes et garantit un meilleur salaire.

C’est tout logiquement qu’après ces années «sacrifiées», l’entrée en école a une odeur de liberté - qui s’accompagne souvent de quelques relents d’alcool mal digéré. La crise sanitaire risque de perturber cette étape essentielle dans la formation des nouvelles recrues : Midena voit dans les soirées d’intégration des rituels qui permettent de forger un «sentiment d’impunité» (ici, vous pouvez tout faire, y compris vous balader cul nu sur le campus) et qui créent un «esprit de corps» qui adoucira les critiques que portent les étudiants réfractaires. «Ce folklore […] structure les rapports sociaux entre les étudiants et produit un ensemble d’affects joyeux qui catalyse le formatage et permet d’emporter l’adhésion des étudiants au projet de formation», écrit Midena. Pour y parvenir, l’école doit devenir une «bulle» imperméable au monde extérieur. Une microsociété assez homogène socialement (51,3 % des étudiants en école de commerce ont des parents cadres supérieurs, 4,1 % sont enfants d’ouvriers) dans laquelle tout le monde n’a pas les mêmes chances de briller.

Et gare à ne pas devenir un «nobode» (comprendre nobody, c’est-à-dire «personne»), le boloss auquel on n’a pas envie de se mêler. L’argot que se forgent les étudiants montre bien les enjeux de ces rites d’intégration : une bonne partie de la vie estudiantine se résume à «choper» un maximum de «targets», comprendre «personnes que tu convoites» (1). Si des scandales attirent régulièrement l’attention de la presse (lire l’enquête de Libération en novembre 2013 après qu’un étudiant de l’Edhec a été grièvement blessé lors d’une soirée d’intégration), Midena se concentre plutôt sur une série de petites violences symboliques qu’il voit comme des «vecteurs de la constitution d’un esprit de corps», qui assurent à terme la pleine adhésion au projet porté par l’école. Ces violences à l’égard des comportements qui échappent à la norme redoublent envers les filles : des étudiants de l'EDHEC désignent le titre de «pute du mois» à celles ayant accumulé trop de conquêtes à leur goût.

Mais la vie étudiante, organisée autour des associations, est aussi un pilier essentiel de «l’expérience étudiante» que vendent les écoles : elles participent à l’acquisition d’un savoir pratique au travers de l’organisation d’un festival pour l’association de musique ou la négociation avec un producteur de vin pour celle d’œnologie. C’est que ces savoirs ne seront pas dispensés par les cours, dont le niveau est «indigent» : le sociologue Yves-Marie Abraham décrit un phénomène de «déscolarisation» des étudiants de HEC, qui ne deviendront «de bons manageurs que dans la mesure où ils auront cessé d’être de bons étudiants». Outre la pauvreté des enseignements, Midena relève que les étudiants baignent dans une «pensée néolibérale […] qui légitime à la fois des logiques de subordination parfois violentes entre manageurs et employés, mais également un cadre de pensée dans lequel la quête permanente de profit de l’entreprise est le seul horizon valable». Et de citer un exercice basé sur un conflit du travail au sein d’un grand quotidien américain : quand une étudiante s’indigne de la façon dont sont traités les grévistes, le professeur lui répond simplement que «la question qui se pose, c’est d’abord de savoir si c’est efficace pour l’entreprise de gérer un conflit de cette manière».

«Produit fini»

Mais à simplement observer les chiffres, il faut bien admettre que les écoles s’acquittent de la mission dont elles sont investies : le «produit fini», comme le formule le directeur adjoint du groupe Grenoble Ecole de management, est prêt à devenir un manageur. «Il est passé d’un goût pour le savoir gratuit à un appétit pour le savoir rentable», reformule Midena. Une enquête menée en 2019 par la Conférence des grandes écoles (CGE) montre que 87,9 % des diplômés ont été embauchés dans les six mois suivant l’obtention de leur diplôme. Dès son premier emploi, un jeune manageur peut espérer toucher plus de 35 000 euros brut annuels, autant que le salaire moyen national et plus que le salaire médian. Toutes les portes lui sont ouvertes, pour devenir cadre du privé ou se hisser dans les hautes sphères étatiques (François Hollande est un ancien diplômé de HEC, tout comme l’ancien patron de l’OMC Pascal Lamy ou l’ex-directeur général du FMI Dominique Strauss-Kahn).

C’est d’ailleurs cette perspective de mener un train de vie «de gagnant», à base de très haut salaire, de statut social élevé et d’évolution de poste rapide, qui permet d’oublier que ces carrières sont aussi des «prisons dorées» dont il est difficile de s’échapper. Pour compenser cette perte de sens en école, les élèves se concentrent sur les associations, les séjours à l’étranger et les années de césure ; de même, les cadres «multiplient en marge de leur vie professionnelle […] années sabbatiques pour partir en tour du monde, ateliers de cuisine ou de brassage de bière, woofing dans des contrées lointaines».

En suivant les étudiants de leur classe préparatoire à leur intégration professionnelle, Midena donne une vue systémique à ce que l’on pouvait déjà avoir entendu sous forme de bribes. Et l’on ressort de cette enquête en se demandant, suivant le concept forgé par l’anthropologue David Graeber, si les écoles de commerce auxquelles s’intéresse Maurice Midena ne seraient pas des bullshit schools pour des bullshit jobs.

(1) Voir le «Lexique Scepien» sur http://admissibles-escpeurope.eu/vie-ecole.html