Si l’idée de «communisme» vous donne des boutons, vous paraît poussiéreuse et obsolète, ne passez pas votre chemin, car ce n’est pas du communisme d’antan dont il s’agit ici. Dans son dernier essai, Dans la tempête virale, qui vient de paraître aux éditions Actes Sud, le philosophe slovène Slavoj Zizek pose son regard sur la pandémie de Covid-19 et souligne la nécessité d’un communisme revisité, pragmatique. La survie nous l’impose. N’est-il pas déjà un tout petit peu à l’œuvre quand l’Etat réquisitionne des chambres d’hôtel pour gérer les malades et accueillir les personnels soignants ? Quand le président américain ordonne à General Motors de produire des respirateurs ? Pour Zizek, les mesures de ce type vont progressivement s’imposer dans ce «monde viral». Et seule une solidarité inconditionnelle et internationale peut permettre d’assurer le minimum vital : des soins de santé et des denrées alimentaires. L’ambition est finalement modeste, mais elle est indispensable pour que la survie de tous soit possible.

L’épidémie de Covid-19 nous a mis en face d’une réalité : nous vivons dans un monde viral. Et alors que les enfants ont repris lechemin de l’école, et les adultes celui du travail, pour vous, c’est évident, «il n’y aura pas de retour à la normale». Pourquoi ?

Nous ne pouvons plus ignorer que la menace est là pour durer et nous devons l’accepter. Ces dernières années, les mises en garde se sont multipliées à la suite des épidémies de Sras et d’Ebola, nous ne les avons pas prises au sérieux. Maintenant, nous savons et nous devons nous débarrasser de l’illusion qu’il nous suffit d’attendre que l’épidémie reflue d’elle-même. Même si la première vague reflue, elle réapparaîtra sous une forme ou une autre, peut-être même plus dangereuse. D’ailleurs, d’autres menaces guettent aussi : sécheresse, canicules, tempêtes assassines… Rien n’explose mais le feu couve et infuse la peur et un sentiment de fragilité des existences. Dans ce monde viral, toutes nos interactions avec les personnes et avec les objets s’en trouvent changer, tout contact est suspect. Ce n’est pas seulement l’Etat qui cherchera à nous contrôler, nous apprenons déjà à nous contrôler et à nous discipliner nous-mêmes, et à se méfier de nos gestes spontanés. Et s’enfermer, seul avec soi-même, ne sera plus suffisant. Donc non, il n’y aura pas de retour à la normale. Et face à cela, il ne s’agit pas de paniquer et de faire des stocks de papier toilette. Un travail délicat et urgent s’impose à nous pour se coordonner à l’échelle de la planète, de manière efficace.

Nous serions, selon vous, face à un choix, et l’alternative est pour le moins radicale : un «communisme revisité» ou la «barbarie» ?

Il y a, en réalité, trois options. La première que j’appelle «barbarie» est incarnée par Trump et Bolsonaro. Pour résumer : même si cela coûte des morts, nous devons relancer l’économie et sauver notre mode de vie. Cette idée de sacrifier les plus faibles n’est pas juste relayée par Bolsonaro et Trump qui le crient haut et fort, plusieurs autres pays en prennent le chemin sans le dire. Mais plus qu’une barbarie manifeste, ce que je crains c’est une barbarie à visage humain : des mesures survivalistes impitoyables mises en vigueur avec regret et sympathie. Le message qu’on veut nous faire passer est qu’il faudrait renoncer à cette pierre angulaire de notre éthique sociale qu’est le soin apporté aux personnes âgées et aux faibles. L’Italie a déjà annoncé que les personnes âgées de plus de 85 ans ne pourront pas recevoir de soins dignes de ce nom si les choses s’aggravent. Mais non, cette logique de la survie du plus apte est inhumaine : il faut permettre aux patients en phase terminale de mourir paisiblement avec les médicaments appropriés. Notre premier principe ne devrait pas consister à faire des économies mais à les assister inconditionnellement, sans considération pour les coûts que cela implique, ceux qui ont besoin d’aide.

La deuxième option que je critique est celle que Naomi Klein appelle le «Screen New Deal», une nouvelle société du non-contact, totalement contrôlée par Google, Apple, Microsoft… c’est aussi un horizon détestable. D’autant que cette option va créer une nouvelle classe de privilégiés qui auront les moyens de rester isolés des autres sur des petites îles qu’ils possèdent. Tout le monde ne peut pas travailler de la maison, nous aurons toujours besoin de personnes au front pour gérer les soins, les déchets et l’approvisionnement alimentaire. Pour moi, il ne reste qu’une seule option : le communisme.

Quel est ce communisme revisité que vous appelez de vos vœux ?

Loin d’un avenir radieux, il s’agit d’un communisme du désastre en tant qu’antidote au capitalisme du désastre. La gestion catastrophique de l’épidémie de coronavirus a montré qu’il est urgent de réorganiser l’économie globale afin qu’elle ne soit plus à la merci des mécanismes du marché. L’Etat devrait assumer un rôle bien plus actif, en organisant les productions d’objets de première nécessité : masques, appareils respiratoires… en réquisitionnant des lieux et garantissant un revenu minimal à toutes les personnes sans travail. L’idée que je me fais du «communisme» n’a donc rien à voir avec un rêve nébuleux, je ne suis pas un utopiste, il désigne des mesures pragmatiques déjà à l’œuvre, envisagées sérieusement. Une triple crise va s’installer : sanitaire, économique et psychologique, c’est faire preuve de bon sens que de prendre ce chemin. D’ailleurs, c’est assez ironique de voir que même les politiciens les plus conservateurs se tournent vers des mesures qui viennent enfreindre les lois du marché. Boris Johnson a annoncé le 24 mars la nationalisation temporaire du système ferroviaire. Même Trump, s’appuyant sur le Defense Production Act, une loi qui date de la guerre de Corée, a contraint General Motors à produire des respirateurs artificiels. Quand on dit qu’une crise rend tout le monde socialiste, on ne se trompe pas…

Peu importe ce que l’on gagne, si l’on travaille ou non, tout le monde devrait pouvoir survivre. C’est pourquoi, il faut une «assurance maladie universelle», l’idée commence à faire son chemin aux Etats-unis. Nous allons devoir être solidaires. Une solidarité qui soit inconditionnelle et internationale, sinon, nous ne survivrons pas. D’où la nécessité d’une coopération internationale et européenne qui fait aujourd’hui cruellement défaut.

Ces indicateurs vous rendent-ils optimiste quant à un choix politique «communiste» ?

Non, malheureusement non. Il est très probable que la pandémie débouche sur un nouveau capitalisme barbare qui ne nous permettra pas de survivre dans ce monde viral. Le défi est colossal, Bruno Latour a raison quand il dit que la crise sanitaire est une «répétition générale» de la crise climatique à venir. D’autant que le changement climatique a des conséquences directes sur la propagation des virus. La fonte du permafrost, qui abrite d’anciens virus, est une menace sanitaire réelle. En Sibérie, un enfant est mort d’une maladie qui avait disparu depuis soixante-quinze ans.

C’est pourquoi nous ne devrions pas consacrer trop de temps à des réflexions new age du type «maintenant, nous allons nous concentrer sur ce qui est vraiment essentiel dans nos existences», la lutte véritable consiste à décider quelle forme sociale remplacera l’ordre mondial libéral capitaliste. Nous sommes à un moment éminemment politique. Nous ne sommes pas dans une situation d’urgence médicale pour laquelle nous devrions juste obéir aux Etats et faire confiance à la science. Nous avons à inventer un autre monde et à quoi ressemblera ce nouveau monde, ce n’est pas la médecine qui le décide.

Si vous n’êtes pas un utopiste, comment voyez-vous concrètement cet autre monde ?

Nous devons d’abord abandonner la rhétorique marxiste de l’aliénation. Ensuite, nous avons besoin d’un appareil étatique efficient mais qui soit plus ouvert, plus transparent, plus démocratique. Nous pouvons contenir le virus sans devenir la Chine avec son contrôle social numérique, nous pouvons le faire mieux, comme Taiwan et Hongkong. Encore une fois, je ne rêve pas d’un gouvernement communiste, j’ai moi-même vécu dans un pays communiste, je suis bien placé pour savoir que ce type d’Etat centralisé est rongé par la corruption. Mais je crois en la possibilité d’un Etat efficace, capable de répartir équitablement les ressources et d’inspirer la confiance, au moins à un certain degré.

Dans les situations extrêmes, on a vu que les initiatives locales viennent souvent sauver les meubles. En Espagne, pendant le confinement, des gens se sont organisés par quartiers pour prendre soin des personnes les plus vulnérables. Mais pour moi, l’un des plus beaux exemples de solidarité locale s’est joué au Brésil. Dans les favelas, des gangs qui se font habituellement la guerre ont conclu un accord de paix et se sont entraidés, c’est presque à pleurer… Des gangsters dans les favelas font un meilleur job que certains Etats !

Economiquement, cela donne quoi ?

L’économie capitaliste globale, qui exige une croissance permanente, ne supportera pas les périodes de confinement à répétition qui seront nécessaires à l’avenir. Il faut oublier les vacances à l’autre bout du monde, l’industrie automobile, les produits à la mode… Il nous faut inventer une économie capable de fonctionner quand on appuie sur le bouton pause, permettant l’approvisionnement des produits de première nécessité. Le monde nouveau sera modeste : des soins de santé, des besoins alimentaires satisfaits. Chacun contribuera comme il pourra. Cela peut être satisfaisant sur le plan émotionnel comme sur le plan spirituel.

Si l’économie de marché a montré ses limites dans la gestion de l’épidémie, n’en est-il pas de même pour les Etats auxquels vous donnez un rôle central ?

Le problème n’est pas l’Etat en soi, c’est son inefficacité actuelle. Je ne crains pas la toute-puissance de l’Etat, j’espère que l’Etat sera plus puissant, c’est ce qu’il nous faut pour contrôler l’épidémie. Ce qui nous manque, c’est de la transparence, c’est pourquoi il faut du communisme mais aussi des Julian Assange. Dans la lutte contre le virus, je ne crains pas la possible surveillance et le traçage des citoyens par l’Etat. Je ne dis pas que cela n’est jamais un problème mais si le contrôle de l’Etat se fait en toute transparence et en confiance, comme en Norvège ou en Nouvelle-Zélande, alors les citoyens n’auront pas à s’inquiéter pour leurs libertés individuelles.

Je ne crois pas en une révolution, nous pouvons organiser nos sociétés en ce sens, et cela va devenir très clair à mesure que nous compterons nos morts. Si les Etats coopèrent, nous pourrons contrôler les choses, une nouvelle normalité pourra prendre forme. Il y aura de la souffrance mais il y aura aussi de l’espoir.

Alors que la confiance dans le politique s’érode de plus en plus, que les rhétoriques populistes trouvent de plus en plus d’adeptes, on voit mal comment pourrait émerger cet Etat efficace, transparent et qui donne confiance…

Selon certains analystes, l’épidémie de coronavirus favorisera la victoire des populistes en Europe, les idées nationalistes et identitaires. Je ne le crois pas. Qui sont les grands perdants dans cette lutte contre le coronavirus ? Ce sont précisément les populistes. La gestion de Trump et de Bolsonaro a été catastrophique, même le Royaume-Uni, en un sens proche de certaines rhétoriques populistes, est le pire cas en Europe, sans parler de la Russie. Face à la dépression mondiale qui nous guette, nous avons besoin de meilleurs dirigeants pour que les gens reprennent confiance. Plus que jamais, il nous faut des leaders forts. Le problème de Trump n’est pas son autoritarisme, c’est sa bêtise. Peut-être que les dirigeants doivent être des femmes, là où elles sont au pouvoir, en Allemagne, au Danemark, en Nouvelle-Zélande, en Finlande, la situation est souvent meilleure. Elles savent prendre des décisions fortes. Une petite provocation : peut-être que ce dont l’Angleterre a besoin, c’est d’une Margaret Thatcher !

Quel regard portez-vous sur les manifestations antiracistes et contre les violences policières qui ont eu lieu un peu partout dans le monde malgré le contexte de la pandémie ?

Je les soutiens totalement et j’y vois la preuve d’une possible solidarité internationale. Cependant, je crains que l’on n’investisse trop d’énergie dans cette lutte politiquement correcte contre le racisme alors que l’urgence aujourd’hui c’est la lutte contre le coronavirus.

J’en profite ici pour défendre René Descartes que certains accusent d’être au fondement de l’impérialisme occidental et de la domination de l’homme blanc. C’est faux, son Cogito est un pur sujet qui n’a ni race ni sexe. Descartes a eu des remarques stupides, mais sans lui, il n’y a pas de féminisme ni de multiculturalisme. Nous sommes tous égaux dans le Cogito. A être puriste, nous avons tout à perdre.

Vous semblez prendre un peu à la légère le problème du racisme bien présent dans nos sociétés…

Le coronavirus va augmenter les dysfonctionnements déjà présents dans nos sociétés. Les divisions de classes se sont creusées. Au plus bas de la hiérarchie sociale, il y a ceux, comme les réfugiés, dont la vie est tellement mutilée que le virus n’est pas leur problème. Puis il y a la «nouvelle classe ouvrière», réunissant les professionnels des services à la personne. La pandémie de Covid-19 a montré que ces salariés doivent travailler même quand les usines sont à l’arrêt. Ce sont eux les surexploités : exploités quand ils travaillent de façon invisible, exploités quand ils ne travaillent pas, jusque dans leur existence même. Les riches, eux, rêvent sans doute de se barricader dans des communautés sécurisées avec des gardes privés. Le problème dans cette pandémie, c’est qu’il est impossible de s’en isoler totalement. Un lien minimal avec la réalité polluée demeure.

Lors des manifestations antiracistes américaines, il y a eu un grand débat : fallait-il conserver le slogan «Black Lives Matter» ou plutôt dire «All Lives Matter» ? Peu importe. Les manifestants antiracistes ne protestent pas seulement contre le meurtre de personnes noires. Ils disent que les personnes noires veulent quelque chose de plus que la vie. C’est la même chose avec le coronavirus, nous ne voulons pas juste survivre, nous voulons a minima une vie humaine, décente.