Quand tout va mal, il faut revenir aux sources. «Back to basics.» Quand tout s’effondre, il reste les fondations, qui permettent de reconstruire. Ainsi devraient réagir les socialistes, ou leurs sympathisants, membres d’un courant politique dont une foule revancharde et intéressée, au sein de la droite arrogante ou de l’extrême gauche sectaire, annoncent au son des buccins la disparition. D’où l’utilité de la somme que réédite Michel Winock sur la longue saga du socialisme en Europe, un livre d’histoire d’une paradoxale actualité.

En trois siècles d’existence, depuis les utopistes du XVIIIsiècle, troupe ignorée et féconde, jusqu’aux sociaux-démocrates du XXIe qui tentent péniblement de survivre à l’heure du populisme, les socialistes d’Europe ont tout connu, la frustration de la marginalité, l’héroïsme des premières luttes ouvrières, les triomphes et les désastres de 1848 ou de la Commune, les trahisons et les défaillances d’un courant humain, trop humain, les réalisations glorieuses du socialisme suédois ou autrichien, le Front populaire, les triomphes réformistes de l’après-guerre, la domination sociale-démocrate des années 70 et 80, puis le reflux face au libéralisme conquérant. Avec beaucoup de clarté et d’érudition, Winock retrace cette longue route semée d’embûches éclairée par cette conviction commune : en s’appuyant sur la raison et le sens de la justice, en mobilisant les victimes du capitalisme prédateur, il est possible, contre l’oppression financière et loin de la tyrannie léniniste, de construire par la réforme, non un monde parfait et achevé, comme dans les utopies de l’ultragauche, mais un monde meilleur.

Ce dernier mot est-il dit, la pièce est-elle achevée ? Les révolutions du siècle qui commence ont-elles renvoyé au vestiaire de l’histoire ce socialisme en couleur sépia qui fleure bon la craie et l’encre d’imprimerie ? Le passé ressuscité par Winock montre bien que non. La protestation contre la dureté du capitalisme, la volonté de résoudre par l’action commune les défis du temps, la maîtrise de la technologie, la lutte pour l’émancipation des individus à travers une action rationnelle fondée sur des valeurs d’égalité, tout cela a engendré le mouvement socialiste. Qui peut dire que ces questions, désormais, sont résolues, dépassées, obsolètes, ou bien qu’une autre philosophie - le libéralisme inégalitaire ? le nationalisme agressif ? le traditionalisme rance ? le populisme dangereux ? le stalinisme sorti de la naphtaline par un Badiou ? - apporte de meilleures réponses… Riche, contradictoire, l’histoire du socialisme fournit un riche répertoire de réponses et de polémiques, une bible du passé qui est un guide pour l’avenir.

Trois réponses, nées de cette expérience de trois siècles, sont particulièrement brûlantes. D’abord, le besoin d’utopie. Ce fut l’origine des choses, avant même les luttes ouvrières. Au siècle des Lumières, des dizaines de penseurs, armés de la Raison, imaginèrent un monde différent - sis en général dans une île - qui réfutait par contraste l’injuste société du temps. Ce besoin est toujours criant. Il anime les militants de l’écologie, de l’altermondialisme, de la réforme sociale, du syndicalisme, les salariés les plus engagés. Non l’utopie fermée et bientôt tyrannique des faiseurs de système, mais l’évocation créative, audacieuse, d’une société différente, qui sert de référence à l’action. Un monde qui n’existera sans doute pas, mais vers lequel on tend, comme le pôle lointain où personne ne va mais qui oriente la boussole.

Ensuite, l’identité nationale, source de tant de polémiques amères et de déchirements au sein de la gauche. A la fin du XIXe siècle, le même débat autour du patriotisme et de la nation agita le mouvement socialiste. On est au regret de dire que Jaurès, Vaillant, Guesde, Allemane et quelques autres ont largement résolu la question. Pour Allemane, la nation est un mal en soi, qui ne produit que la guerre, il se veut «sans patrie», comme d’autres aujourd’hui «sans frontières». Les autres, tous les autres, Jaurès en tête, ne croient pas à la dissolution prochaine des nations, serait-elle souhaitable, et donnent une version républicaine, ouverte, européenne, universaliste, de l’identité française, qui n’est pas un héritage figé, comme le voudraient les nationalistes, mais une entité vivante, ouverte et évolutive, soumise aux valeurs de justice et de coopération. Que dire de mieux en ces temps identitaires ?

Enfin, les socialistes, nés à l’histoire par la contestation du capitalisme, ont fini par trouver envers lui la bonne distance. Jusqu’à Blum en passant par Marx, Proudhon, Jaurès ou Guesde, il était entendu que, par la réforme ou la révolution, le socialisme se définissait d’abord par l’abolition de la propriété et la possession collective des moyens de production. Les désastreuses expériences communistes, tout comme les mésaventures des socialistes trop dirigistes au pouvoir, ont montré que la voie était mauvaise. La propriété d’Etat sur toute l’économie produit la tyrannie et la pénurie. On le voit encore à Cuba, en Corée du Nord ou, dans une moindre mesure, au Venezuela. Il faut donc considérer le marché comme une réalité ambiguë, un mauvais maître mais un bon serviteur. En le réduisant, on appauvrit tout le monde, en le laissant trop libre, on s’asservit. La faute des socialistes dans la dernière période est d’être tombés dans la deuxième erreur, malgré les réformes utiles qu’ils ont pu mettre en œuvre. La puissance des Gafa, la tyrannie des marchés financiers, la ploutocratie qui s’étend : ce sont les nouvelles Bastilles, comme l’étaient aux temps de l’Internationale «les rois de la mine et du rail». Faute de voir les socialistes les en protéger, les peuples se tournent vers les nationalistes et les démagogues, qui sont les auxiliaires du conservatisme social. Tout cela est dans Winock ; c’est-à-dire dans ce passé inépuisable qui éclaire l’avenir.

Laurent Joffrin

MICHEL WINOCK LE SOCIALISME EN FRANCE ET EN EUROPE Points «Histoire», 448 pp., 10,80 €.