Le fait que ce soit Syriza qui ait été contraint de perpétuer l’austérité impose aux gauches de réinventer leur doctrine européenne, sous peine de laisser à l’extrême droite un boulevard électoral auprès des classes populaires et un monopole politique dans la critique de la mondialisation et de la construction européenne.

En effet, ce que montre l’échec de la tentative d’Aléxis Tsípras pour mettre fin à l’austérité en Grèce, c’est que le vieux mythe, très présent à gauche, d’une «réorientation de l’Europe» s’avère irréalisable. Ni l’élection de Syriza sur une plateforme anti-austérité en janvier 2015, ni le rejet massif par référendum de l’accord du 13 juillet, ni même les multiples avis des experts critiquant l’austérité (de Joseph Stiglitz au FMI lui-même) n’auront fait bouger les dirigeants allemands et les technocrates européens. Le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, l’avait d’ailleurs clairement rappelé : contre les traités européens, «il n’y a pas de choix démocratique possible».

La nature de l’Union européenne (UE) apparaissait alors explicitement : loin d’être le lieu de la libre coopération de nations égales entre elles, ni même la concrétisation institutionnelle d’un «esprit européen» dans un monde postnational, l’UE s’est révélée devoir fonctionner comme toute organisation internationale, c’est-à-dire sur un rapport de forces intergouvernemental. Les représentants des Etats membres y défendent - légitimement - les intérêts des citoyens qui les ont élus, mais la décision finale reflète les positions des Etats les plus puissants (l’Allemagne en tête), mieux armés pour imposer des règles qui servent leurs intérêts. Quelles seront les conséquences politiques de cette réalité institutionnelle ? L’échec de Syriza a été un choc, potentiellement fructueux pour la gauche radicale partout en Europe, du Front de gauche en France à Podemos en Espagne, en passant, bien sûr, par les électeurs de Syriza eux-mêmes, tous bien embarrassés de voir que c’est leur idole et modèle, Aléxis Tsípras, qui avait choisi de signer l’accord austéritaire qu’avaient pourtant rejeté une majorité de citoyens grecs.

Ainsi, un homme de gauche reproduisait le même schéma que la majorité de droite de Nicolas Sarkozy votant, en 2009, une nouvelle version du projet de Constitution européenne rejetée par les Français lors du référendum du 29 mai 2005. Avec cet aveu d’échec, c’est toute la stratégie (portée par la gauche) consistant à «renégocier les traités pour réorienter» la construction européenne qui a fait la preuve de son inefficacité.

C’est désormais la stratégie de la rupture par rapport aux institutions qui apparaît comme la voie la plus raisonnable ; or, puisque même le Parti communiste français a fini par saluer l’accord du 13 juillet, supposé préférable à une sortie de l’euro, c’est le Front national (FN) qui dispose à présent d’un monopole politique sur l’anti-européisme de rupture.

La crédibilité du FN en sort renforcée, notamment auprès des électeurs «de gauche», puisque la dissolution de l’euro que le FN défend depuis longtemps ne leur apparaîtra plus comme un signe de «repli sur soi» mais comme la condition de la fin de l’austérité. La gauche est donc prise par ce dilemme : faut-il renoncer à l’Europe, au risque d’abandonner ses valeurs internationalistes et de donner l’impression de courir après le FN, ou faut-il continuer à soutenir le projet européen, même si sa forme actuelle le lie substantiellement à l’austérité ? Dans la configuration politique et idéologique actuelle, ce dilemme est insoluble. Une façon de sortir de ses contradictions serait pour la gauche de mener à nouveau le combat pour ce que Antonio Gramsci appelle «l’hégémonie culturelle» : se réapproprier le sens des mots, redessiner un imaginaire collectif.

Ainsi, l’impasse politique de la doctrine européenne de la gauche s’explique notamment par le fait qu’elle soit trop souvent restée prisonnière d’une vision économiciste du projet européen (une vision qu’elle partage avec la droite libérale).

La dimension culturelle de l’Europe pourrait être réinvestie positivement par la gauche, en mettant en avant «l’Europe Erasmus», basée sur les échanges et la coopération culturelle, qui est l’Europe plébiscitée par les peuples et qui n’implique pas une fédéralisation des politiques publiques inadaptée à des économies différentes. De la même manière, ce nouvel internationalisme de gauche, au lieu de porter abstraitement les luttes sociales à l’échelon européen (avec les difficultés que l’expérience Syriza a démontrées), pourrait consister en une solidarité internationale avec les luttes nationales, reconnues comme plus proches donc mieux adaptées pour répondre aux aspirations des peuples.

Mener ce combat culturel auprès de l’opinion publique - et dans son propre camp - est le prix à payer pour que la gauche brise le monopole du FN en matière d’anti-européisme sans pour autant renoncer à ses valeurs. S’il faut vraiment penser une «autre Europe», alors il faut accepter de s’émanciper de son cadre institutionnel et imaginer une Europe fondée sur la reconnaissance mutuelle des souverainetés ; car comme le disait déjà Jaurès, «beaucoup d’internationalisme ramène à la patrie» et «beaucoup de patriotisme ramène à l’Internationale».

Retrouver la nation pour redonner un avenir à la gauche, et à l’Europe ; faute de quoi, c’est l’extrême droite, en France et ailleurs, qui se chargera de récolter les fruits du mécontentement populaire.